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BD et journalisme

Avec la BD reportage, Chappatte fait «pleurer au lieu de rire»

Le dessinateur genevois Patrick Chappatte est surtout connu pour ses dessins de presse. Mais son travail de reporter, commencé à la fin des années 1990, a permis d’imposer un genre parmi les plus populaires au sein de l’univers de la BD. Rencontre.

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Autoportrait du dessinateur de presse genevois Patrick Chappatte, qui travaille pour les plus grands.

On retrouve Patrick Chappatte à son atelier dans le quartier des Pâquis, à Genève. Rien que ce nom, c’est tout un programme. Tout le monde connaît l’homme pour plusieurs bonnes raisons. D’abord son talent. Il est avant toute autre chose un journaliste hors pair avec un œil et une curiosité uniques. Mais il y a aussi cette silhouette élégante et cette intelligence lumineuse qui se promènent dans la presse romande et mondiale depuis… un temps qui ne lui fait pas payer!

Les années n’ont en effet pas de prise sur lui. On a toujours eu envie de lui dire, mais on hésite. Patrick, physiquement, c’est Jean-Michel Jarre qui rencontre Julien Clerc et qui fait la passe à Mark Ruffalo: de beaux gars qui semblent éternellement jeunes. Un Dorian Gray qui survit sans porter les stigmates propres à son secteur. Car bien des titres pour lesquels il a travaillé ne sont plus de ce monde – La Suisse, L’Hebdo, The International Herald Tribune – et au moins un autre avec lequel il a longtemps collaboré – le plus prestigieux d’entre tous, le New York Times – a fermé ses colonnes au dessin de presse.

Mais Chappatte continue sur sa lancée. Ses dessins enchantent les lecteurs du Temps, du Canard enchaîné et de pas mal d’autres titres internationaux. Quant à son dernier livre sur la pandémie, il l’a transformé en interlocuteur privilégié des plateaux TV en France. Alors, où est la faille? Peut-être dans ce besoin pas assez assouvi, selon lui, de partir plus souvent sur le terrain. Car Chappatte n’aime rien mieux que le reportage. Il compte parmi les pionniers du genre en BD. Et s’il s’écoutait davantage, sûrement que le baroudeur partirait plus souvent à la recherche de ces moments qui «encapsulent», comme il dit, toute la grandeur et la misère humaines en une case de BD.

- Historiquement, à quel moment BD et journalisme se sont-ils croisés?
- Patrick Chappatte: Dans cette famille qu’on appelle «BD du réel», on trouve plusieurs membres, dont le reportage et l’autobiographie. Maus, d’Art Spiegelman, constitue un grand tournant. Aborder un tel sujet historique avec succès a posé la légitimité de l’approche du réel par la bande dessinée. Traiter la Shoah, c’est un test ultime pour n’importe quelle discipline. Cette œuvre est magistrale, à travers l’autobiographie familiale elle donne ses lettres de noblesse à tout un pan de la BD. Elle a ouvert la voie à des gens comme Marjane Satrapi qui, avec Persepolis, retraçant l’histoire de son enfance en Iran, a étendu la popularité du genre.

- Qu’est-ce qui caractérise le BD reportage?
- S’il veut toucher ses lecteurs, le BD reportage doit imposer le regard d’un auteur. Un Nicolas Bouvier se démarque de la foule des auteurs de récits de voyage, car c’est avant tout un écrivain. Son regard, son style sont prééminents. Il en va de même pour la bande dessinée de reportage: le sujet ne suffit pas, la qualité de la narration compte beaucoup.

- Cela tient de la définition du genre?
- Il peut prendre plusieurs formes: partir sur le terrain d’une actualité ou bien se donner le temps long d’un reportage en immersion, comme le fait un Mathieu Sapin. En France, Jean Teulé, dessinateur devenu écrivain, avait ouvert la voie dès les années 1980 avec Gens de France, puis Gens d’ailleurs, des reportages société que j’adorais. Il y avait déjà la puissance de la BD appliquée au récit journalistique, avec cette qualité subjective qu’apporte la présence de l’auteur.

- Qu’en est-il des faits dans cette approche?
- Le reportage subjectif a toujours existé. Le meilleur exemple, c’est Albert Londres qui utilise le «je» pour raconter ce qui lui arrive. Ce contrepied aux normes du journalisme objectif, c’est la recette de la réussite du genre en BD. Le mot clé, c’est l’honnêteté. Ne pas craindre d’assumer ses limites, de relativiser «l’omniscience» du journaliste qui sait tout et est censé réaliser un compte rendu impartial. Le reporter dessinateur assume un récit personnel, subjectif, et se montre ainsi très honnête vis-à-vis du lecteur. Il faut oser dire: «J’ai essayé, mais je n’ai pas compris les Balkans», ou avouer qu’on se sent bête quand on est le petit Blanc qui débarque pour la première fois en Afrique.

Goražde

«Gorazde», reportage journalistique en bande dessinée sur la guerre en Bosnie, dessinée en 2004 par Joe Sacco, journaliste américain. Une référence.

Joe Sacco/ Rackham

- Comment cela a commencé pour vous dans cette discipline?
- Avec la journaliste Anne-Frédérique Widmann, ma femme, nous sommes partis en Amérique du Sud à la fin des années 1990 avec le projet de faire des carnets de route. C’était pour moi les prémices de mon incursion dans le BD reportage. On s’est ensuite installés à New York, d’où j’envoyais mes dessins chaque semaine à L’Hebdo. Et là, dans une librairie de l’East Village, je découvre Palestine, de Joe Sacco. Ce fut une révélation. L’auteur, à la fois reporter et dessinateur, y livrait un vrai travail journalistique. Exactement ce que je voulais faire. Sacco a imposé le genre, après avoir mangé pendant des années de la vache enragée.

- Et ensuite?
- Je me suis lancé dans les New York Stories, des billets illustrés. De retour en Suisse pour le lancement du Temps, en 1998, nous avons eu cette idée de reportage à Evolène après l’avalanche de février 1999. C’était vraiment le premier sujet pour tester le truc! J’ai fait ensuite trois de ces BD reportages par an dans le quotidien, il fallait établir le genre.

- Les lecteurs ont-ils tout de suite aimé?
- Oui, mais il fallait un peu les éduquer à cette forme nouvelle. On me demande encore aujourd’hui si je vais sur place quand je fais ce type de reportage! D’où l’idée des polaroïds sur lesquels je dessine pour attester que oui, j’y suis bien allé.

- Comment vos reportages se nourrissent des codes de la BD?
- Les journalistes de retour du terrain racontent des trucs incroyables à la machine à café, qu’on ne retrouve pas dans leurs papiers. Dans les codes traditionnels du reportage, on applique les standards de l’objectivité, on «dépassionne» les enjeux. C’est pourtant intéressant de scruter ces interstices qui donnent à voir la réalité. Dans le BD reportage, le contrat de lecture est facilité par le dessin. Nous déboulons avec toute notre panoplie de trucs visuels qui permettent de reconstituer le réel de la manière la plus adéquate. Je peux montrer qu’à Moscou les oligarques ont une voie spéciale pour se déplacer en voiture et que leurs chauffeurs se mettent sur le côté au dernier moment quand ils croisent un autre dignitaire. Comme dans une lutte de pouvoir totalement absurde. Dessiner une telle scène vue depuis le ciel, comme si j’avais un drone, c’est déjà un point de vue.

Persepolis 2017

«Persepolis», de Marjane Satrapi, première bande dessinée iranienne, raconte l’histoire de l’enfance de l’auteure. La saga a fait le tour du monde, est devenue un classique étudié dans les écoles et a été adaptée au cinéma.

Marjane Satrapi/ L'Association

- Le storytelling propre au genre vous est-il venu tout de suite?
- Quand je suis revenu d’Evolène, j’ai raconté à mon copain Zep une drôle d’anecdote. Lorsque je quittais le village sinistré, ma voiture a crevé. Le ciel devenait noir et j’ai dû trouver en catastrophe un garage ouvert. Le patron était à la fois mécanicien et archiviste amateur, un incroyable personnage. Il a commencé à me raconter l’histoire d’une avalanche qui avait eu lieu au début du siècle exactement au même endroit. C’était un scoop: les anciens savaient qu’il ne fallait pas construire là! Zep a bondi à ce récit: «Tu dois raconter tous ces détails, t’attarder sur le pneu crevé, tes impressions!» Il avait raison: en BD, il faut exploiter le sel de ces anecdotes. Souvent, elles disent tout.

- A quel moment le BD reportage a véritablement décollé?
- Le Temps a vraiment joué un rôle de pionnier en mettant mes reportages dessinés en ouverture du journal, c’était un pari. On a ainsi imposé le genre à des lecteurs pas forcément férus de BD. J’ai ensuite poursuivi ce travail dans l’International Herald Tribune puis le New York Times, avec une série dans les couloirs de la mort américains en 2015. C’était la première fois qu’ils publiaient de le BD reportage. L’autre grande force du genre réside dans ses multiples possibilités de déclinaison sous toutes les formes, en web comme en TV. Cela fait dix ans que je rêve d’un format long métrage, mais il me manque une troisième vie pour cela!

- C’est une difficulté du genre par rapport au dessin de presse, par définition très rapide: faire du reportage en BD prend du temps…
- Oui. Nous en avons fait l’expérience pour un reportage en Californie pour les 20 ans du Temps en 2018. J’ai pu fournir trois pages en une semaine… mais en travaillant douze heures sur vingt-quatre! C’est la limite d’un genre dont on parle beaucoup, mais pour lequel il n’existe pas une économie viable. Si un journal envoie un reporter traditionnel à l’étranger, en une semaine maximum tout est fait, incluant le déplacement et l’écriture du papier. Le BD reporter, il lui faudra au minimum encore deux semaines au retour pour dessiner l’équivalent de trois pages dans un quotidien, ou six à huit pages dans un magazine. Ce sont des productions lourdes, faire de la BD bouffe du temps.

- Comment choisir son sujet avec de telles contraintes?
- Il y a une collision entre le temps court de l’actualité et un art qui, lui, prend son temps. Par exemple quand mon journal m’a suggéré de couvrir les élections françaises de 2007, je me suis dit: «OK, actu intéressante, mais comment lui trouver un angle intemporel?» J’ai choisi de raconter l’Elysée lui-même, une bâtisse immuable dans laquelle les présidents se succèdent. Trouver cette approche pérenne, c’est fondamental. Avec le BD reportage, on doit collecter des tranches d’humanité qui racontent une petite histoire universelle.

Dans «Au cœur de la vague», Chappatte propose son journal dessiné de la première période de la pandémie.

Chappatte

- Au jour le jour, c’est un tout autre job que celui du dessin de presse?
- Cela me fait un bien fou de sortir de mes pantoufles et de me retrouver BD reporter, pour faire place aux histoires fortes, avec des émotions. La bande dessinée permet de traiter la «grande actu» au niveau des petites gens. Sur le terrain, je vais le moins haut possible dans l’échelle sociale, je veux voir comment les gens simples vivent les choses, les grands bouleversements, la guerre, voilà ce qui m’intéresse. Avec ce genre, on peut faire pleurer quand d’habitude le caricaturiste fait sourire.

- L’émotion joue un grand rôle: comment l’exploiter au mieux?
- La BD amène quelque chose d’unique au journalisme. Dans Gorazde, Joe Sacco met en images ce récit rapporté d’un Bosniaque qui doit passer le pont de la ville pour échapper aux massacres de la guerre civile. Quand il se décide une nuit à enfin le traverser, un camion le dépasse, conduit par le boucher du village qui le regarde en souriant. Il s’arrête et des miliciens en sortent des gens pour les égorger et les balancer dans la rivière. Le personnage principal doit marcher sur les flaques de sang. Une telle scène, la BD la restitue avec une force unique. On pourrait la raconter par écrit, mais les images manqueraient, et ce n’est pas possible d’avoir des photos. En vidéo, ça prendrait la forme d’une reconstitution, mais cette dernière va imposer sa chronologie linéaire. Alors qu’avec le dessin on peut marquer un temps d’arrêt sur une image précise.

- Tout est question de tempo?
- En BD, le lecteur se trouve dans la tête du narrateur et revit avec lui l’histoire. Cette possibilité de faire pause sur une case pour en absorber l’émotion, c’est crucial. On peut revenir en arrière. On est dans son propre rythme pour affronter des choses difficiles à appréhender. On est dans l’empathie. Lors d’une précédente guerre à Gaza en 2009, je me suis retrouvé dans l’hôpital de la ville avec un enfant qui avait reçu une balle de sniper dans la tête. Ou avec une survivante de 12 ans retirée d’une maison effondrée. Le dessin permet de montrer de telles scènes sans le côté brut de la photo, qui donne parfois trop d’infos. L’enfant sur son lit, dessiné simplement en noir et blanc, cela permet de faire passer l’émotion sans voyeurisme.

>> Le site dédié de Chappatte à retrouver sur le web: www.bdreportage.com


Ces tranches «d’humanité» qui ont marqué Chappatte

Chappatte Kenya

«Dans un bidonville au Kenya. Où l’on comprend que la misère n’est pas seulement économique mais que ces personnes luttent chaque jour pour conserver leur dignité.»

Chappatte
Chappatte Valais

«A Evolène, le médecin sauveteur Jacques Richon, disparu tragiquement ce printemps. Il m’expliquait, lors du reportage à Evolène, que sa hantise était de voir une main sortir de l’avalanche.»

Chappatte
Chappatte Kenya

«A Guatemala City, la prison de Pavón regroupe les gangsters du pays. Les jeunes qui vivent dans les quartiers des bandes sont littéralement les agneaux au milieu des loups. Ils n’ont aucune opportunité d’avenir; partir aux Etats-Unis représente leur meilleure chance de s’en sortir.»

Chappatte
Par Stéphane Benoit-Godet publié le 4 juin 2021 - 08:49