Deux îles minuscules au large d’Ascona flirtent avec l’invisible frontière séparant les eaux turquoise du lac Majeur entre la Suisse et l’Italie. Dénommées Saint-Pancrace et Saint-Apollinaire, on y caserait tout juste quatre terrains de football. Pourtant, les deux îles de Brissago sont aujourd’hui célèbres dans le monde entier.
Leurs dénominations sacrées tiennent au fait que la plus grande des îles fut un refuge pour les premiers chrétiens à l’époque des persécutions romaines avant d’accueillir au XIIIe siècle d’austères pénitents en la personne de moines de l’ordre des Umiliati. La congrégation abolie en 1571 par le pape, l’île demeura inhabitée et le couvent voué à la ruine. Un temps pressentis pour abriter une fabrique de dynamite pour le chantier du tunnel du Gothard, les deux îlots sont achetés en 1885 par la baronne russe Antoinette de Saint-Léger. Acquisition qui sonne le glas de la vocation spirituelle des lieux.
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Belle baronne et pauvre baron
La belle baronne, épouse de Richard Fleming, un banquier irlandais qui n’a pas dû avoir trop de mal à débourser les 21'000 francs versés en échange de ces deux confettis, porte en effet bien son nom. Agée alors de 29 ans et mère de trois enfants, elle a déjà usé deux époux, ce qui suffirait à l’époque à la taxer de mœurs légères. De plus, elle se pique d’être une amatrice d’art et invite sur son île, dont l’ancien couvent a été réaménagé en maison de maître, l’élite artistique de l’époque: Rilke, Remarque, Joyce, Cosima Wagner et beaucoup d’autres lui rendent visite et s’émerveillent devant le jardin exotique qu’elle a créé de toutes pièces.
Un énorme chantier qui nécessita d’amener par barges, sur ces deux îlots rocheux plantés de quelques chênes rabougris, des milliers de mètres cubes de terre et de fumier. Mais madame la baronne a décidément la main verte, et le jardin ne cessera de croître en beauté, baigné par le climat subtropical de l’île. On peut d’ailleurs encore aujourd’hui admirer sur la grande île un eucalyptus d’Australie de presque un siècle et demi qu’elle planta de ses blanches mains.
Le pauvre baron, lui, au fil des ans, commence à nettement moins apprécier les lieux. Que Madame se consacre à ses travaux de jardinage, très bien. Mais qu’elle fasse continuellement la fête avec une foule d’admirateurs dans laquelle elle choisit de temps en temps un amant... Excédé, Monsieur déménage à Naples et disparaît de la vie de la belle baronne. Ce qui ne fait qu’encourager cette dernière à persévérer dans sa vie frénétique et prodigue, multipliant les voyages à travers l’Europe où elle se mue, parfois, en organisatrice de congrès internationaux.
Mais, contrairement à ses magnifiques parterres qui refleurissent chaque année plus fournis, Antoinette de Saint-Léger voit petit à petit sa beauté s’étioler, sa santé diminuer et les soucis financiers s’accumuler. En 1927, elle est contrainte de vendre ses chères îles et de se retirer avec un serviteur à Ascona.
Obligée de brader tous ses biens, elle est expulsée en 1940 et finira sa vie, misérable, à l’hospice d’Intragna. Consolation posthume, sa dépouille repose aujourd’hui dans un coin boisé de la grande île.
La saga continue avec le baron Emden
C’est Max Emden, fils de rabbin et roi des magasins hambourgeois dont la famille a, notamment, créé le grand magasin KaDeWe, qui achète l’île. Non pas qu’il soit un passionné de botanique. Lui s’intéresse aux jeunes pousses d’une autre nature, et le jardin botanique qu’il continuera à entretenir lui servira surtout de décor pour des parties de cache-tampons dénudées.
Il fait d’ailleurs construire sur l’île par l’architecte berlinois Breslauer, en plus d’une magnifique demeure néoclassique tout en marbre, une darse et des bains romains où les jeunes femmes qu’il invitait étaient encouragées à plonger en fin de journée pour récupérer une pièce d’or, sésame vers la couche du maître des lieux.
Ces étranges «balabiots»
En tout cas, c’est ce que se chuchotaient les autochtones à l’époque, qui trouvaient quand même un peu étrange que l’on vienne chez eux uniquement pour se mettre à poil, que ce soit au Monte Verità, au-dessus d’Ascona, ou sur les îles de Brissago. Il en est d’ailleurs resté un mot toujours vivant dans le patois local, «balabiot», dont on affublait ces danseurs nus et qui désigne aujourd’hui quelqu’un d’étrange à qui on ne peut pas faire vraiment confiance.
Cela dit, l’île ne fut sans doute jamais cette Babylone du vice que d’aucuns ont cru pouvoir dénoncer. Max Emden et sa devise inscrite sur le portail de sa propriété «Les jeux de l’amour, la quiétude de la nature et plusieurs femmes au lieu d’une seule car vivre est un art» s’inscrivent parfaitement dans le Tessin de l’époque où l’intelligentsia du nord de l’Europe adorait venir refaire le monde et s’encanailler au soleil.
Mais la dolce vita tire à sa fin sur le lac Majeur. Avec l’arrivée de Hitler au pouvoir, Max Emden voit tous ses biens confisqués en Allemagne dès 1933 et son paradis hédoniste transformé en prison dorée. Bientôt, il ne trouve même plus de fuel pour alimenter le moteur du magnifique canot en acajou dans lequel il aimait tant sillonner le lac en galante compagnie.
L’ombre de la guerre s’étend sur toute l’Europe et Max Emden décède en 1940 d’une crise cardiaque dans une clinique de Locarno. Enfin, officiellement... Car son fils unique, Hans Erich, soupçonne à l’époque un empoisonnement orchestré par un des nombreux sympathisants nazis présents dans la région à l’époque. On s’interroge d’ailleurs encore sur le rôle joué alors par l’énigmatique baron Eduard von der Heydt qui racheta Monte Verità en 1926 et rendit visite en 1927 à la baronne de Saint-Léger sur son île de Brissago tout juste mise en vente.
Spectaculaire hold-up
Soupçonné d’avoir servi de banquier aux nazis lors de leur accession au pouvoir et emprisonné après- guerre en Suisse, von der Heydt a fréquenté Max Emden qui était, comme lui, un grand collectionneur d’art. De là à lui mettre sur le dos sa disparition pour s’emparer de sa magnifique collection de tableaux qui ornaient les murs de son palais sur l’île, il n’y a qu’un pas que quelques mauvaises langues n’ont pas hésité à franchir. Surtout lorsque l’on sait que sa collection est à la base de la création du Musée Rietberg de Zurich.
Ce qui est sûr, c’est que Hans Erich se voit contraint à l’époque de vendre une des toiles de son père, le «Champ de coquelicots près de Vétheuil», signée Monet, pour se payer la traversée vers l’Amérique du Sud. Tableau réclamé en 2012 par le petit-fils chilien Juan Carlos au musée de l’industriel suisse Bührle, au motif que la toile aurait été cédée à vil prix et sous la contrainte.
Tableau par ailleurs maudit puisqu’il fait partie d’un groupe de quatre œuvres dérobées en 2008 lors d’un hold-up spectaculaire dans le musée Bührle de Zurich. A l’heure actuelle et après que la Collection Bührle a rejoint celle du Kuntshaus en 2017, le sort de l’œuvre retrouvée depuis lors n’est toujours pas réglé.
Un tableau chez Hitler
Et qu’en est-il du reste de la collection de Max Emden? Elle aurait disparu durant la guerre alors que les îles de Brissago avaient été placées sous administration civile locale. Ce qui est étrange, c’est qu’une autre pièce maîtresse de la collection Emden, le «Fossé du Zwinger à Dresde» de Canaletto, est passé entre les mains de Hitler durant la guerre pour finir accroché, de nos jours, dans une salle à manger de la Villa Hammerschmidt, l’ancienne résidence officielle du président allemand.
Quant aux îles de Brissago, elles furent mises en vente après-guerre. Des annonces internationales furent même publiées à cette occasion, suscitant, paraît-il, l’attention de l’Aga Khan. Mais c’est finalement au canton du Tessin et à un consortium de communes ainsi qu’aux futurs Patrimoine suisse et Pro Natura que le petit-fils de Max Emden vendit les îles en 1949 à la condition expresse qu’elles soient transformées en jardin botanique. Un vœu respecté puisque l’actuel jardin botanique fut inauguré en 1950.
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