Comme le sport est aussi une histoire d’images, celle-ci restera à jamais. Le 28 juin, dans la nuit de Bucarest, alors que Yann Sommer vient d’arrêter d’une main ferme le dernier tir du Français Mbappé, qui n’est soudain plus qu’un simple garçon de 22 ans, Granit Xhaka, chevelure blond incendie, ne se rue pas vers les supporters suisses mais traverse le terrain jusqu’au bord de la ligne de touche. Il se jette sur son entraîneur, Vladimir Petkovic, et l’étreint avec une violence de début du monde. Le quinquagénaire, soudain, tombe le masque. Il s’éclaire, la victoire l’illumine. L’embrassade scelle le point culminant d’une relation de confiance entre un capitaine et un entraîneur. Depuis sept ans, malgré les brumes qui ont rouillé son aventure dans son club d’Arsenal, Granit Xhaka est le leader de Petkovic, sur le terrain et en dehors.
A cet instant suspendu, le coach revoit-il le début de son histoire, un jour de 1987, à l’aéroport de Zurich-Kloten? Il arrivait, il était inconnu et il venait d’être engagé par le FC Coire, en ligue B. «Personne n’était là pour m’attendre. Je ne connaissais pas la langue. Par chance, des Yougoslaves qui travaillaient là m’ont aidé. Je leur ai demandé de la monnaie pour téléphoner. J’ai patienté une heure ou deux avant qu’on vienne me chercher.» Aucun esprit revanchard dans sa voix quand il se remémore l’épisode. Ce n’est pas un sentimental. De la patience, il savait qu’il devrait en avoir des trésors, il y était prêt. Il n’était qu’un jeune homme de Sarajevo, un Croate de Bosnie qui avait non seulement la responsabilité de sa famille, mais aussi celle des parents de sa femme.
Sarajevo, deux reporters de la NZZ am Sonntag y sont allés il y a quelques jours. Intrigués par le mystère qui entoure Petkovic sur ce sujet délicat, l’ex-Yougoslavie. A chaque fois qu’on le questionne, le coach, qui vit de longue date au Tessin, répond: «Je suis un citoyen croato-suisse, voilà tout. De toute façon, nous serons un jour tous de nouveau Européens.» Il n’évoque pas ce conflit intime, dont il connaît le potentiel destructeur. «Même aujourd’hui, il n’y a pas de solution. Tout ce que je pourrais dire sur ce qui s’est passé en ex-Yougoslavie serait interprété et pourrait être utilisé contre moi.» Il a respecté cette ligne de conduite avant le match le plus explosif politiquement qu’il ait eu à aborder, Suisse-Serbie, au Mondial 2018. Avec son équipe aux origines ethniques multiples, la moindre virgule pouvait tout embraser. Il préfère ne rien expliquer.
Sur place, les reporters ont rencontré des amis de jeunesse de celui que tous appellent «Dado». Ils ont donné du coach la même impression: un gentleman, respecté, travailleur. Un fils de bonne famille, plutôt fermé. «Il était difficile de voir s’il était heureux ou si quelque chose le dérangeait», dit un camarade. Ils ont passé devant l’établissement scolaire dont Ivica Petkovic, son père, était le directeur. Celui-ci, également entraîneur, parvint au début des années 1970 à faire monter un club modeste, Radnik Hadzici, jusqu’en deuxième division.
Retour en Suisse. Après Coire, ce fut pour ce milieu de terrain offensif une suite d’étapes sans lumière vive, Sion, Martigny, Bellinzone, Locarno. Autant d’endroits où il n’a jamais palpé les millions des stars qu’il entraîne aujourd’hui. Surtout, comme tous les arrivants, il a compris les règles du jeu. «J’ai dû me faire connaître, accepter ce nouveau monde, avoir du respect et être respecté. Comme on dit en Italie: «Il ne faut pas cracher dans le plat où tu manges.»
Seuls deux étrangers pouvaient alors être alignés dans une équipe; la Suisse du football était loin du fabuleux melting-pot actuel, de cette culture des secondos qui la propulse vers des hauteurs nouvelles. Sélectionneur, Petkovic a aimé le rôle de mélangeur de cultures, d’assembleur de puzzle. «C’est comme prendre 26 cantons et les mettre ensemble pour décider d’une politique commune. On réussit mais cela demande du travail, il faut connaître l’histoire de chaque joueur. Penser comme un Haut-Valaisan, un Lausannois, un Bâlois. Se mettre d’accord pour vivre ensemble, établir des valeurs pour qu’ils fonctionnent sans jalousie, soient d’accord de collaborer.» Lui-même a obtenu le passeport à croix blanche en 2003: «Je suis l’un de nous, l’un de vous, je suis fier d’avoir fait ce pas.» Une de ses deux filles est née à Martigny. Là encore, éloges: «Du Valais, je me souviens d’une mentalité dure mais correcte. Il fallait démontrer pour mériter. Ce trait m’accompagne toute ma vie.»
Petko, donc. Un mètre 90, le regard azur d’un Clooney de l’Est. Au service d’autrui jusqu’à travailler dans les années 1990 comme formateur d’adultes pour chômeurs ou même être engagé chez Caritas. Son collaborateur, le Vaudois Vincent Cavin, le voit ainsi: «Il est à fond dans le relationnel. Il a l’air sérieux et il en impose physiquement. Mais à tous les jeunes joueurs qu’il impressionne et qui n’osent pas l’aborder, je dis: «Si tu as un problème, tu peux l’appeler au milieu de la nuit et il sautera dans sa voiture!» La course de Xhaka pour l’étreindre est une histoire d’hommes et de fidélité. Sans avoir l’air d’y toucher, l’inconnu de Kloten aura ainsi envoyé la Suisse en plein ciel.