Ce récit de voyage commence par une course en taxi. Avec mon amie, nous sommes à Faaborg, une des plus anciennes cités commerçantes du Danemark, dans une maison de maître qui sert aujourd’hui à informer les touristes. A vrai dire, nous voulions poursuivre vers le petit village de pêcheurs de Faldsled, jusqu’au départ de l’Øhavsstien, sur l’île de Fionie. Le parcours de l’archipel représente une randonnée de 220 kilomètres. Mais il n’y a plus de bus aujourd’hui.
Dans une vie antérieure, cela nous aurait beaucoup énervées. Mais c’est le premier été marqué par la pandémie et cela ne va pas nous faire flipper. Un trajet en taxi plus tard, nous voilà au Falsled Stand Camping, où nous montons la tente et pique-niquons sur la plage tout en observant les mouettes. Le ciel se colore de rose et le paysage se mue en carte postale addictive.
J’avais remarqué il y a quatre ans, sur le West Highland Way en Ecosse, que les longues randonnées me faisaient de l’effet. J’aime être en chemin dans la nature avec rien d’autre qu’un sac à dos et monter ma tente n’importe où avant la tombée de la nuit. Juste pour constater à chaque fois qu’il ne me faut pas grand-chose pour être heureuse. Cet été, qui n’est pas un été ordinaire, nous sommes en quelque sorte en quête d’un monde vierge, parfait.
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Sur la Toile, nous avons déniché peu d’informations sur le Øhavsstien. Il n’y a pratiquement pas de récits de randonnée et pas du tout de parcours guidés avec transport des bagages. Nous savions que le trajet passait par les îles de Fionie, Tåsinge, Langeland et Ærø. Nous allions parcourir le cœur d’un archipel que l’on baptise aussi mer du Sud danoise et Caraïbes de la Baltique, ce qui rend suspecte la quête d’un «monde parfait».
La première étape nous conduit de Faldsled vers Svanninge Bakker, une région de collines populaire parmi les habitants de Copenhague, qui y passent volontiers un week-end prolongé. Au point de vue panoramique Trebjerg, à 128 mètres au-dessus du niveau de la mer, nous rencontrons une femme d’un certain âge. Sitôt qu’elle voit nos sacs à dos, la conversation est engagée. Jette Gundestrup est en train de montrer à sa petite-fille, qui vit dans la capitale, la vue qui s’étend de la baie de Helnaes vers le sud du Jutland en passant par une bonne partie de la Fionie. En nous quittant, elle demande si nous sommes déjà allées nous baigner. Pour les Danois, qui passent pour être de vrais poissons, c’est une question normale. En tout cas, nous entendrons la même tout au long de notre voyage. Pour eux, la mer est la même évidence que pour nous la montagne, conclut Jette Gundestrup. «Au Danemark, la mer n’est jamais bien loin. Nous aimons l’eau et la liberté qu’elle offre.»
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Mais les longues randonnées supposent elles aussi de petits frissons. On ne sait jamais ce qui se présente après le prochain virage. Le point de vue sera-t-il encore plus beau? La prochaine plage encore plus attrayante? L’imprévu nous entraîne et nous motive à avancer encore de quelques kilomètres malgré des jambes fatiguées.
Et c’est ainsi que, au terme d’une longue étape par une douce soirée, nous sommes déjà exagérément heureuses en découvrant par hasard, non loin de Vester Skerninge Sogn, le camping Syltemae. Une aire dotée de sa propre jetée pour la baignade vespérale que nous avons rapidement ritualisée, sur le conseil de Jette Gundestrup, même si l’eau est plus fraîche que celle du lac, chez nous. Nous dénichons ensuite à la boutique du camping, qui n’est à vrai dire guère plus qu’un frigo, de la bière bio brassée localement. Une gorgée de monde parfait, en quelque sorte.
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Parcourir des sentiers de grande randonnée en souffrant de ses pieds meurtris est une erreur. Tout l’art consiste à planifier des étapes qui correspondent à la forme physique du moment. Bien sûr, dans le Grand Nord désert de Suède, l’entreprise nécessiterait plus de préparation que ce que nous avons fait. Sur l’Øhavsstien, en dépit de tous ces moments où nous nous trouvons seules au milieu d’une splendide nature, le prochain village n’est jamais très loin. Et presque toutes les étapes peuvent être abrégées grâce au bus. Si l’on rechigne à monter sa tente tous les soirs, il est loisible de passer la nuit à l’hôtel ou dans un bed and breakfast.
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En chemin, on découvre aussi de l’art et de la gastronomie. Presque tous les jours, nous passons devant des églises, des phares ou des châteaux qui méritent une visite. Sur Tåsinge, le château Valdemars Slot, avec ses murs d’enceinte qui se dressent au bord de la plage de sable, est superbement situé. Nous nous arrêtons à Svendborg, la deuxième plus grande ville de Fionie. Au Little Local, un café végane, nous sommes convaincues de ne jamais avoir bu un cappuccino aussi délectable que celui-ci, à base de lait d’avoine. Peut-être aussi parce que, jusqu’ici, nous avons dû nous contenter une semaine durant de café en poudre dans des gobelets de camping.
Dix jours, quelques raccourcis en bus et un trajet en ferry de Rudkøbing à Marstal plus tard, nous voici à la dernière île de notre périple, Ærø. C’est la destination la plus courue de cette randonnée. La nature ressemble à ce que nous avons vu à Langeland: sauvage, rude, avec un littoral à la beauté immuable. Les villes de Marstal et d’Ærøskøbing connaissent avec juste raison un grand afflux de touristes. A Ærøskøbing, nous respirons une atmosphère de grande ville. Il y a plein de musées, de restaurants, de magasins. L’un d’eux nous a particulièrement séduites: avec son architecture intérieure, Den Gamle Købmandsgaard, à la fois café, restaurant et magasin, rivalise sans peine avec un concept store urbain suisse. Lennart Hansen et Rikke Bisgaard Pelle l’ont repris il y a quatorze ans.
Tout ce qu’ils vendent a été produit sur l’île ou provient de l’archipel du sud de la Fionie. On y trouve par exemple des sels produits sur Ærø. Avec son concept de boutique, le couple est devenu un modèle pour la petite cité. «Nous voulions l’aider à croître. Pour Ærø, les emplois attrayants sont importants afin que les jeunes puissent revenir s’y installer», commente Rikke Bisgaard Pelle. La fierté des autochtones a augmenté avec le succès rencontré. «Après nous, on a vu ouvrir des hôtels, des magasins, des cafés et des restaurants. Les gens se sont dit: «Si eux y arrivent, nous y parviendrons aussi.» C’est bon pour l’île.» L’ultime trajet relie Ærøskøbing à Søby, d’où un ferry nous ramènera à Faaborg. Nous sommes presque seules sur le ferry. Il pleuvine, il vente. Mais c’est beau: un dernier bout de monde parfait.