Devant l’ampleur du phénomène, une question philosophique s’impose: Gjon’s Tears, héros de toute la Suisse, aurait-il remporté la première place de l’Eurovision si, en lieu et place de ses amples vêtements scintillants et de sa chorégraphie en moulinets, il avait, comme le vainqueur italien, montré les muscles jusqu’à déchirer un pantalon plutôt moulant? De fait, le Hulk vert-blanc-rouge a écrasé toute concurrence grâce à un public qui préfère, aux gentils garçons, les super-héros plus tourmentés.
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Héros, c’est bien. Super-héros, c’est devenu mieux. Même les Français viennent de comprendre qu’Astérix ou Benoît Brisefer ne suffisent plus. Le 9 juillet, Netflix mettra en ligne la première vraie production hexagonale du genre: «Comment je suis devenu un super-héros», de Douglas Attal, avec Pio Marmaï, Leïla Bekhti et Benoît Poelvoorde.
La France aurait tort de se priver: 10 des 30 plus grands succès de l’histoire du cinéma sont des films de super-héros. Ils ont détrôné les présumés insubmersibles «Avatar» et «Titanic» de James Cameron. «Avengers», mais aussi «Iron Man», «Captain America», «Spider-Man» ou encore «The Dark Knight» (alias «Batman») ont tous connu au moins un épisode dont les recettes ont dépassé le milliard de dollars. Autant dire que, même s’il s’agit d’une rentabilité minimale pour des budgets qui peuvent dépasser les 500 millions, la super-poule aux œufs d’or n’a pas fini de pondre. Pas moins de dix succédanés vont sortir ces prochains mois, dont le très attendu «Eternals» réalisé par Chloé Zhao, la cinéaste d’origine chinoise qui vient de rafler plusieurs Oscars avec «Nomadland».
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Quelle revanche! Jusqu’aux années 2000, hormis le «Superman» de Richard Donner (1978), ainsi que les deux «Batman» signés par Tim Burton (1989 et 1992), rares ont été les films de super-héros qui ont échappé aux sarcasmes. Il suffit de se souvenir des «Shebam! Blop! Wizz!» qui ont ponctué les 120 épisodes de la série TV «Batman» (1966-1968) et furent moqués par Gainsbourg dans sa chanson «Comic Strip» en 1967…
Pourquoi ce sous-genre cinématographique est-il passé du quolibet à l’engouement? Grâce à l’avancée vertigineuse des effets spéciaux numériques. Aujourd’hui, le cinéma peut tout montrer. Finis les pyjamas flottants et les trucages trop risibles.
La récente prolifération des super-héros à Hollywood a une autre origine: les attentats du 11 septembre 2001 et le besoin de consoler l’imaginaire collectif. Longtemps, le western a tenu ce rôle. Ça a toujours été le grand problème des Etats-Unis: comment se créer une histoire et une mythologie à partir de zéro, sans se référer aux dieux de la Grèce ou de la Rome antiques? Comment vivre sans culpabilité, se persuader d’avoir toujours été là, faire oublier l’élimination des Natives, le recours à l’esclavage, les crises économiques, les bourbiers militaires...? Les légendes du Far West ont longtemps remonté le moral de la population, avant de s’éteindre avec l’industrialisation du pays. Les super-héros ont surgi de cette brèche.
Ils sont pensés dès leur origine comme un outil politique, dès l’aube de la Seconde Guerre mondiale. En 1938, la maison d’édition DC publie les premiers exploits de Superman et, dès l’année suivante, de Batman. En 1941, pour accompagner l’émancipation des femmes accélérée par leur droit de vote acquis en 1920, Wonder Woman complète le tableau. L’éternel concurrent de DC, Marvel, naît simultanément, en 1939, et enfante Spider-Man, Hulk, Thor, Iron Man ou Captain America, qui, tous, se mettent au service des valeurs américaines. La période est marquée par un eugénisme qui favorise l’idée du surhomme: tandis que les nazis fantasment sur une race pure et les Soviétiques sur un «homme nouveau», il faut bien qu’un super-homme américain voie le jour.
Plus de 80 ans plus tard, DC Comics, propriété de Time Warner, et Marvel, avec ses 5000 personnages (!) achetés par Disney, mènent un combat de titans qui vaut des dizaines de milliards de dollars. Pour autant, si les Etats-Unis règnent sur le genre, l’origine des super-héros est d’abord européenne. En France, en 1916, Louis Feuillade signe la série des «Judex». Le cinéaste prolonge alors à l’écran des figures feuilletonesques déjà bien installées dans la littérature populaire, tels le Nyctalope, Fantômas ou le comte de Monte-Cristo.
La prolifération des super-héros n’a cessé de s’adapter aux préoccupations sociales. Elle se veut de plus en plus inclusive: les récents Wonder Woman et Black Panther sont considérés comme des leviers en faveur de la représentativité des femmes et des Afro-Américains à Hollywood. Ce n’est qu’un début: «Eternals» comptera un personnage LGBT, tandis que la première super-héroïne musulmane Kamala Khan devrait bientôt animer sa propre série sur Disney+. Mieux, si les personnages de ce sous-genre se comptent aujourd’hui par milliers, ils dépassent largement le territoire des Etats-Unis: la Chine, la Russie, l’Inde ou encore le Japon qui a l’embarras du choix côté mangas, ont lancé leurs propres justiciers masqués.
En octobre 2020, l’une des plus grandes signatures du genre, l’Américain Alan Moore, papa de «Watchmen», a pourtant jeté un froid. Il s’est inquiété de voir «des centaines de milliers d’adultes faire la queue afin de voir des personnages créés il y a plus de cinquante ans pour des gamins de 12 ans». «Lorsque les Américains ont élu Trump et que le Royaume-Uni a voté pour quitter l’Union européenne, 6 des 12 films les plus rentables étaient des films de super-héros. Je ne dis pas qu’il y a un lien de cause à effet, mais je pense que ce sont les symptômes d’une même maladie: un déni de la réalité et une envie de solutions simplistes et sensationnelles.»
Si les super-héros sont parfois fatigants, ils connaissent aussi de belles réussites, tels le «Darkman» de Sam Raimi ou la trilogie «The Dark Knight» de Christopher Nolan. Et même les pires renferment souvent une bonne tranche de rigolade. Ah, les super-pouvoirs! Il y a de tout: force surhumaine, bien sûr, mais aussi chance, vitesse, téléportation, télépathie, pyrokinésie, vision nocturne, odeur répugnante ou encore capacité à voler. Avec toujours, comme disait l’oncle de Peter Parker, alias Spider-Man, cette règle à respecter: «Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités.» Pas étonnant que la quasi-totalité des super-héros, sous pression continuelle, manifestent de graves problèmes psychologiques.
Cette faiblesse est la clé du succès. Comment, sinon, le public pourrait-il s’identifier à des invincibles? Dans «Le mythe de Superman», Umberto Eco résume la problématique en décrivant la piètre double vie du premier d’entre eux, Clark Kent, alias Superman, comme de tous les autres: «Kent personnifie typiquement le lecteur moyen qui est obsédé par ses complexes et méprisé par ses semblables; le moindre employé de commerce en Amérique nourrit en secret l’espoir qu’un jour, des dépouilles de sa personnalité, puisse fleurir un surhomme, capable de racheter des années de médiocrité.» A quand les films de super-héros remboursés par les caisses maladie?