C’est une situation singulière. Vous êtes les gérants d’un restaurant de montagne, une construction incroyable à flanc de rocher, tout autour un paysage de carte postale sur les montagnes appenzelloises, on se damnerait pour goûter à vos «Chäsrösti», il y a une queue digne de celle du Louvre devant votre établissement aux plus beaux jours et pourtant vous rendez votre tablier en novembre prochain. A cause de votre succès. Victimes de votre succès. Pour un peu, Bernhard et Nicole Knechtle, 33 et 32 ans, patrons de la mythique auberge Aescher, vous remercieraient presque de passer votre chemin. L’autre jour, une influenceuse leur a proposé de faire de la pub sur son blog moyennant 500 francs. Ils lui ont ri au nez. Se demandant presque s’ils n’allaient pas la payer pour se taire.
Comment en est-on arrivé là? C’est très simple. La faute aux réseaux sociaux, à l’acteur américain Ashton Kutcher, qui a mis la photo du lieu sur son mur Facebook pour ses 17 millions de followers, au journal en ligne Huffington Post, qui a propulsé en 2014 l’ancien ermitage (eh oui, les ermites doivent se retourner dans leurs tombes) au top des cinq restaurants les plus intéressants du monde, l’Aescher coiffant au passage un resto sous l’eau aux Maldives et un autre dans les arbres en Thaïlande. Rebelote en 2015. Le National Geographic, le magazine aux 2,5 millions d’exemplaires distribués dans 50 pays, fait de notre helvétique curiosité sa couverture en incitant ses lecteurs à ne pas mourir avant de l’avoir vu un jour. Peter Böhi, le gynécologue d’Altstätten auteur de la photo, n’imaginait certainement pas que le monde entier allait un jour se précipiter ici pour un selfie. Ajoutons une récente publicité des CFF montrant cette attraction touristique dans toutes les gares et on comprend pourquoi les patrons tirent la prise. Trop, c’est trop. Parce que, clament-ils, les infrastructures ne suivent plus.
Au téléphone, ils disent «nein» à notre demande d’interview. Depuis qu’ils ont publié le communiqué annonçant leur départ, ils sont assaillis par les journalistes. En haute saison, avec 1000 repas servis par beau temps et 14 000 tonnes de patates à peler, ils ont autre chose à faire. Tant pis, on prend le risque, on grimpe dans le téléphérique de l’Ebenalp depuis le village de Weissbad. Quinze minutes de descente à pied depuis la station et on traverse encore trois grottes avant d’arriver à la mythique auberge. Des hommes ont vécu ici au paléolithique. Des lions et des ours des cavernes ont occupé l’espace avant les ermites du XVIIe siècle. La petite chapelle toujours présente rappelle le temps où le curé d’Appenzell montait dire la messe aux bergers, avant de choisir lui-même de vivre à l’Aescher comme ermite jusqu’en 1658. La création de l’auberge date de cette année.
Les röstis: tout un art!
Justement, la voilà. Le chemin se resserre jusqu’à l’entrée et quand il est noir de monde cela ressemble un peu à une piste de fourmis. «Amazing!» s’extasie Diana de l’Indiana, accompagnée de ses amis suisses de Baden qui lui réservaient la surprise. Mirco, le Napolitain body-buildé de Zurich, a tenu à ce que sa mamma, restée au pays, voie la merveille. «Madre mia!» s’exclame-t-elle, prête à se signer devant tant de beauté.
On goûte pour notre part aux fameux röstis au fromage avant de se présenter à Bernhard Knechtle, le patron. Sa femme et ses enfants sont au village; il est seul avec Beny, son père, à gérer la cuisson des sept poêles maintenues à température constante. Même carrure, même moustache. «Toutes les patates sont pelées à la main», précisent fièrement les deux hommes en montrant le saisonnier polonais qui débite avec son couteau jusqu’à 24 kilos en vingt minutes; qui dit mieux? Ici, ce n’est pas le Röstigraben mais le «Röstibraten», a coutume de dire Beny. Il a tenu l’auberge pendant trente ans avant de céder les rênes à son fils et à sa belle-fille il y a trois ans. Berhnard a appris depuis tout petit l’art de rôtir cette galette de patate devenue un plat national. «Cela peut sembler facile, mais c’est toute une technique», assure-t-il en maniant avec dextérité le manche de son ustensile. Roger Federer, qui est venu en 2016, a certainement dû apprécier la rotation du poignet en connaisseur. Berhnard ne nous révélera rien de confidentiel sur cette visite, si ce n’est que la star du tennis a mangé les röstis classiques et dit bonjour à tout le monde.
Pas d’eau courante
Le patron de l’Aescher est triste, bien sûr, de devoir quitter cet endroit où il a grandi, de mai à novembre, prenant le téléphérique pour descendre à l’école. Dans la presse, Stefan Müller, le président de la fondation Wildkirchli, propriétaire du lieu, a assuré que des travaux allaient être entrepris pour faire face à l’affluence des clients. Impossible pourtant d’imaginer installer l’eau courante, il n’y a pas de source à proximité. «L’Aescher est l’Aescher, aux futurs gérants de s’adapter!» a-t-il affirmé. Du fait de son statut de bâtisse protégée et de sa proximité avec un site archéologique, il va sans dire qu’il faut dix autorisations administratives pour planter le moindre clou.
Bernhard Knechtle soupire. «Cela fait des années qu’on nous promet des améliorations mais on n’a jamais rien vu venir. C’est la raison de notre départ. L’électricité est conçue pour une maison familiale, nous sommes toujours à la limite de la rupture au niveau des machines. Pour économiser au maximum l’eau, qui arrive par téléphérique et est stockée dans un container, nous cuisons les pommes de terre à la vapeur. Et les clients se lavent les mains aux toilettes avec du désinfectant. Si nous avions poursuivi notre activité, nous aurions certainement dû limiter notre offre sur la carte. Ou refuser du monde.»
Nous ne voulions pas devoir refuser du monde. Bernhard et Nicole Knechtle
Une perspective impossible à imaginer pour cet ancien boucher, qui va donc redescendre dans la vallée avec sa femme et ses trois enfants. Pour l’heure, ses successeurs n’ont pas été trouvés.
A Suisse Tourisme, on déplore bien sûr que l’afflux massif de touristes ait eu raison de la bonne volonté des gérants de l’Aescher. Sa porte-parole Véronique Kanel note que mis à part la région du lac des Quatre-Cantons, où certains envisagent des mesures (comme compter les visiteurs au Rigi pour en limiter l’accès), «notre pays n’est pas une destination de tourisme de masse comme Barcelone ou Amsterdam, confrontées en permanence à d’importants flux touristiques».
N’empêche. L’histoire se répète. Jadis, le curé d’Appenzell avait interdit aux réformés de monter à l’Aescher. «Lorsque j’eus compris qu’ils ne venaient ici que pour faire tout sauter avec leurs moqueries et leur manière de nous ridiculiser, je fus déterminé à les bannir absolument de ce lieu, à les exclure et à n’en plus laisser venir aucun», écrivait-il à l’époque. Trois cent soixante ans plus tard, ce sont les touristes qu’il va peut-être falloir bannir.