Adressé cette semaine à tous les responsables politiques, cet «Appel au droit à bien manger» est aussi un coup de gueule et un cri d’alarme. Et le fait que plusieurs des chefs les mieux notés et les plus étoilés de ce coin de pays prennent le temps de se réunir un vendredi, entre le service de midi et celui du soir, pour en parler, prouve à la fois leur engagement personnel et l’urgence de la situation. Cet appel, qu’une centaine de professionnels – cuisiniers, vignerons, maraîchers, entre autres personnes soucieuses de bien et de mieux vivre – ont déjà signé, débute par un constat: «Tandis qu’une frange privilégiée de la population a accès à une éducation au goût et à des produits de qualité, la majorité des citoyens est soumise à un paysage de consommation dicté par l’industrie agroalimentaire.»
Et conclut par une demande simple et claire: que soit «instaurée une véritable éducation du goût dans les écoles publiques» et que soient prises «des mesures dans les domaines agricoles, alimentaires, culinaires et éducatifs, pour soutenir et développer le droit de tous au bien-manger».
Pour Josef Zisyadis, président de Slow Food Suisse, cofondateur de la Semaine suisse du goût et qui œuvre à diffuser ce message, «les cuisiniers sont détenteurs du futur de l’alimentation et, parmi eux, le rôle des grands chefs est primordial. Ce sont des artisans, garants de la qualité des produits et conscients de la biodiversité alimentaire en train de disparaître. Ils sont nos alertes. Ils ont des choses à nous dire.»
Parole à Bernard Ravet, le doyen des 19 points GaultMillau (pour la 24e année consécutive en 2017!), et qui accueillait ses pairs à Vufflens-le-Château, dans son enchanteur Ermitage. «Le meilleur moyen d’enseigner, c’est bien sûr de donner l’exemple. Comme les parents mangent, les enfants mangent, ils ne font que répéter ce qu’ils ont vu.»
Ne pensez pas le grand chef fermé à toutes les modes du monde moderne; il se dit, au contraire, volontiers prêt à cuisiner un hamburger «à condition qu’il soit bien fait». Mais il rappelle aussi que «le problème des aliments préfabriqués, c’est qu’ils sont remplis de sucre, parce que c’est plus facile à vendre, et que ça masque les mauvais goûts. Un croque-monsieur, c’est comme une tartine de confiture! Avec mon fils Guy, qui travaille à mes côtés, nous avons vécu un exemple de l’absurdité de certaines situations.
Soucieux de diminuer la consommation de sucre, nous avons voulu bien faire en préparant des confitures avec seulement 35-40% de sucre. Le problème, c’est qu’une préparation doit en contenir au minimum 51% pour avoir le droit de s’appeler «confiture». Il aurait fallu lui trouver un autre nom et ça devient invendable... D’un côté, la santé publique nous dit qu’il faut manger moins de sucre et l’Etat applique des règlements comme celui-là, c’est ce genre de bêtises qu’il faut dénoncer.»
Pour Claude Frôté, le grand cuisinier chef du Bocca à Saint-Blaise, «l’éducation au goût est primordiale, elle va nous aider à vivre mieux. Un pain industriel, on en mange sans arrêt, tandis qu’en mangeant un pain «maison», on sent l’effet satiété arriver dès la première tranche.» En se souvenant du poulet du dimanche que cuisinait sa maman («c’était un classique mais il coûtait 25 fr. à l’époque»), il constate avec une pointe de couteau d’amertume que «si l’on consacrait autant de temps et d’argent à la cuisine qu’au téléphone portable, on aurait beaucoup moins de problèmes!».
Le chef du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier, Franck Giovannini, était lui aussi présent vendredi dernier, toujours prêt à se mobiliser pour «le bien-manger». Et lui qui va volontiers donner des cours à des jeunes de 10 ans est totalement convaincu qu’il faut «commencer le plus tôt possible à inciter les jeunes à ne pas se contenter de barquettes congelées». Fidèle au credo de son illustre établissement, il rappelle que «le goût du produit doit rester sans trop de mélanges, sans trucs agités. En ce moment, je mange des légumes, des tomates, des haricots verts, tout simplement, c’est merveilleux.»
A la tête du Café Suisse à Bex, Marie Robert, 30 ans, étoile montante de la cuisine d’ici, n’a jamais oublié le goût des légumes du potager de sa grand-maman de Cheseaux, «les tomates, les courges et les courgettes». Alors cet appel au bon goût, elle le voit aussi comme une invitation à «revenir à une agriculture de proximité. Et puis apprendre aux enfants que le poisson n’est pas carré et pané et que l’on peut aussi cuisiner un poisson entier de manière ludique.» Un art dans lequel excelle la jeune femme.
Cuisinier chef de la magnifique Auberge de Lavaux à La Conversion, Christophe Rod est bien placé pour rappeler que «nous avons la chance d’habiter une très belle région, dans laquelle on trouve encore de très bons produits, très diversifiés et que si beaucoup de gens sont habitués au fast-food, le goût du bon goût peut s’apprendre!».
Didier de Courten, cuisinier chef de l’hôtel-restaurant du même nom à Sierre, dans un canton pionnier en matière d’éducation à une bonne alimentation (grâce à la Fondation Senso5), donne aussi matière à réflexion: «Autrefois, on dépensait jusqu’à 80% de son revenu pour se nourrir, aujourd’hui, c’est moins de 10%. Dans nos pays, plus on devient à l’aise, moins on dépense pour se nourrir… Le but de cet appel, c’est que l’on débatte de ces questions. Parce que les gens ne savent plus quoi faire, les agriculteurs non plus ne savent plus comment faire pour bien cultiver. Donc il faut en parler maintenant, tout de suite.
L’éducation du goût doit commencer tôt, parce que c’est comme pour la peinture: si vous n’avez pas les connaissances, vous ne pouvez pas l’apprécier. Au niveau politique, on fait beaucoup pour le sport et la musique, mais manger, c’est l’acte essentiel de la vie.»
La réalité et l’idéal alimentaire
Malgré le manque suspect de statistiques précises, tentons de mesurer l’écart entre ce que mangent chaque semaine les Suisses et ce qu’ils devraient manger.
On croit trop souvent que la Suisse, avec son souci de tout quantifier, de tout mesurer, de tout réglementer, est un pays plutôt transparent hormis certains secteurs, bancaire notamment. Or, dès que des intérêts économiques majeurs sont en jeu, l’information se révèle bien souvent lacunaire. Alors que le peuple s’apprête à voter sur deux initiatives alimentaires, il faut, hélas, constater que le contenu moyen de l’assiette helvétique demeure en bonne partie mystérieux, contrairement à la plupart des pays développés. Il faut dire que l’enjeu est stratégique dans ce pays où l’industrie agroalimentaire a beaucoup de poids. Entretenir un certain flou est sans doute plus confortable.
Une grande enquête mais laissée en jachère
Ainsi, cet Etat riche et ultra-structuré est un des derniers pays de sa catégorie à avoir diligenté en 2014 et 2015, sur un échantillon de 2000 citoyens âgés de 18 à 75 ans, une grande étude nationale sur le sujet (voir interview en pages 26 à 29). Cette étude s’appelle MenuCH. Mais les données de celle-ci, qui a pourtant coûté près de 3 millions de francs, restent en partie en jachère dans les ordinateurs. Bizarrement, l’argent manque en effet pour dépouiller de manière exhaustive et scientifique ces précieuses données. Il faut se contenter d’une photographie floue des habitudes alimentaires du Suisse moyen.
Quant aux enfants suisses, faute d’étude ciblée (à l’exception d’une étude tessinoise), on ignore totalement ce qu’ils mangent et boivent, alors même que le comportement alimentaire durant l’enfance conditionne justement tout le reste de l’existence. Cette opacité, à une époque où la nourriture et ses conséquences sanitaires sont constamment débattues, comme le rappellent une nouvelle fois ces prochaines votations, trahit-elle une volonté diffuse de cacher la malbouffe au peuple, en dépit d’une facture de santé publique se chiffrant autour des 8 milliards de francs par année, soit 10% des coûts de la santé?
Un des exemples les plus frappants de cette inertie politique, ce sont les sodas. Un dossier qui concerne au premier chef les enfants. Contrairement à la majorité des pays comparables, pas question de légiférer sur leur taux de sucre, qui reste fixé à 10 g par litre, sauf dans le canton de Neuchâtel qui a osé prendre les devants. Même constat pour le taux de sel dans les aliments industriels. Le régime politique suisse n’est décidément pas porté sur la diététique.
«Il faut interdire la publicité visant les enfants»
Entre 13 et 19% des Suisses sont obèses, ce qui a engendré en 2012 des coûts directs et indirects de 8 milliards. N’est-il pas temps de mieux étudier ce fléau?
Doctorante à l’Institut de médecine sociale et préventive, Angéline Chatelan analyse les données de la première enquête nationale sur l’alimentation, MenuCH, et mène une enquête pilote pour évaluer l’état nutritionnel des enfants et des adolescents vaudois en collaboration avec l’Office fédéral de la sécurité alimentaire et des affaires vétérinaires (OSAV).
Quand on cherche à savoir ce que les Suisses mangent vraiment, on est surpris par le manque de données disponibles. Comment expliquez-vous cette carence?
Ce manque de données est bien connu et a déjà été pointé du doigt. Comme tous les pays membres de l’OMS, la Suisse s’est engagée à réaliser une grande enquête sur l’alimentation de sa population. Or, elle a été le dernier pays de la zone Europe à le faire. La France en a déjà fait trois, le Royaume-Uni a commencé en 2008. L’enquête MenuCH a permis de pallier ce manque.
Et pourtant, MenuCH n’apporte de loin pas toutes les réponses sur le contenu précis de l’assiette moyenne des Suisses.
L’enquête effectuée sur 2000 habitants a bel et bien été menée entre 2014 et 2015. De nombreux résultats sont disponibles sur le site internet de l’OSAV. Plusieurs travaux sont en cours. L’OSAV met ces données à disposition de toute équipe de recherche qui le souhaite. Il faudrait cependant davantage de financement pour étudier cette base de données de manière plus approfondie. Cet immense travail, lancé en 2006 et qui a coûté environ 3 millions de francs, est encore relativement sous-exploité.
Cette étude pourrait par exemple quantifier la part d’aliments transformés industriellement dans l’alimentation des Suisses. Une donnée centrale, non?
Oui et non. Oui, parce qu’il est admis aujourd’hui que les produits ultra-transformés, avec leurs ajouts de sucre, de sel et de graisse, avec leurs additifs chimiques et les méthodes de production qui transforment littéralement les matières premières, sont moins sains que des produits frais et non transformés. Il faut pourtant faire la distinction entre produits transformés et ultra-transformés. Des fruits en conserve ou des pâtes fraîches en sachet, par exemple, ne sont pas comparables à des sodas, des barres de chocolat, des chips, des jus de fruits industriels. Et non, parce qu’il existe d’autres approches pour évaluer la qualité de l’alimentation des Suisses. Par exemple, nous avons déjà regardé s’ils suivent les recommandations pour les fruits et légumes, la viande, le poisson, les matières grasses, etc.
Reste qu’on aimerait savoir quelle est la part des aliments industriels dans les 2200 calories journalières des Suisses.
A ma connaissance il n’y a pas d’équipe en train d’explorer les données MenuCH pour répondre à cette question. Le point important est le niveau de transformation des aliments produits par l’industrie agroalimentaire. En Grande-Bretagne, 57% des calories proviennent de produits alimentaires ultra-transformés, 58% aux Etats-Unis. C’est donc énorme. En France, les études se contredisent et donnent une fourchette allant de 20 à 40%. On peut penser que la Suisse doit se situer dans cette fourchette.
Les Suisses des années 2010 se nourrissent-ils de manière satisfaisante?
Nous n’avons pas de données, mais probablement mieux en tout cas qu’en 1900, grâce à la bien plus grande diversité des produits, qui évite des carences en certains nutriments. La qualité sanitaire est également bien meilleure. Mais l’essor de la junk food dès les années 1980 permet de supposer – même si, comme nous l’avons vu, les données font défaut – que la situation s’est dégradée. Aux Etats-Unis, l’épidémie d’obésité, qui touche désormais un Américain sur trois, correspond à l’arrivée sur le marché de cette nourriture. Comme dans beaucoup d’autres pays, les apports caloriques sont supérieurs aux dépenses, ce qui augmente l’incidence du surpoids et de l’obésité. La Suisse n’est pas épargnée par ce phénomène, avec 13 à 19% d’habitants obèses. Selon l’Office fédéral de la santé publique (OFSP), les coûts directs et indirects de l’obésité se sont élevés à 8 milliards en 2012.
Comment noteriez-vous de 0 à 10 l’alimentation des Suisses?
Je mettrais 5. Nous sommes meilleurs que la plupart des pays comparables, notamment grâce aux produits locaux et bios, et grâce à notre niveau socioéconomique élevé, qui favorise l’attention des gens à leur alimentation. Mais nous avons des failles, comme la trop grosse consommation de viande rouge, de charcuterie, de saucisses ou la trop faible consommation de fruits et légumes.
Les recommandations alimentaires de la Société suisse de nutrition ne manquent-elles pas de clarté pour améliorer les choses? Cette fameuse pyramide alimentaire, est-ce un outil pédagogique efficace?
La plupart des autres pays communiquent avec des descriptions d’assiettes équilibrées, ce qui donne un message plus simple à mon avis. En Suisse, la pyramide alimentaire a l’atout de donner une idée générale en un coup d’œil. Mais le problème principal me semble d’abord financier: la santé publique a trop peu de moyens pour diffuser ses messages et développer des interventions innovantes plus efficaces. Les adeptes des régimes véganes ou paléos, par exemple, ont beau être peu nombreux et défendre des points de vue scientifiquement peu étayés, ils bénéficient d’un incroyable relais médiatique. Quant aux lobbys industriels, de la viande ou des produits laitiers, ils s’offrent des campagnes d’information massives. Les messages de santé publique, scientifiquement étayés et indépendants, peinent à se faire entendre dans ce flot d’informations contradictoires.
L’industrie agroalimentaire est-elle une alliée ou une ennemie de la santé publique sur le plan alimentaire?
Les avis des experts se répartissent dans deux groupes: certains considèrent ces entreprises comme des ennemies absolues, d’autres qu’elles représentent une partie des problèmes mais aussi une partie de la solution. Je fais partie personnellement de la seconde catégorie. Ces entreprises font notamment de grands efforts pour la qualité sanitaire de la nourriture. Il est révolu, le temps où on rajoutait des huiles falsifiées dans des produits transformés, par exemple. Mais j’estime qu’il faut absolument encadrer ces industries avec une réglementation plus stricte. Il faudrait par exemple interdire toute publicité visant les enfants, interdire aussi les jouets glissés dans des sachets d’aliments.
Et il y a aussi cette fameuse taxe sur les sodas…
Oui, et cela permettrait de financer des campagnes ou des projets de santé publique. Beaucoup de pays en Europe ont mis ou parlent de mettre une taxe sur les boissons sucrées. Le canton de Neuchâtel est proactif à ce sujet, mais à Berne il y a beaucoup de réticences à réglementer le taux de sucre dans les sodas.