Anya Taylor-Joy porte un nom peu commun, avec trois y, comme s’il fallait ancrer dans cette vie-ci cette jeune femme diaphane à la beauté étrange. La première chose que l’on remarque, chez elle, ce sont ses yeux, immenses et légèrement écartés, puis sa bouche aux arêtes dessinées, le tout dans un visage triangulaire qui évoque La dame à l’hermine de Léonard de Vinci. Une beauté d’une autre époque qu’il est impossible d’oublier.
Avant le 23 octobre 2020, l’actrice était surtout connue des amateurs de films d’horreur, une scream queen, une reine des hurlements. Depuis le lancement sur Netflix de la série The Queen’s Gambit, c’est une tout autre couronne qu’elle porte: celle d’un génie des échecs qui a mis le monde échec et mat.
Anya Taylor-Joy est un personnage en soi. Elle est née à Miami le 16 avril 1996, dernière d’une fratrie de six enfants, mais elle a grandi en Argentine. Son père, d’origine argentino-écossaise, travaille dans la finance et sa mère est une photographe et décoratrice anglo-espagnole. Anya profite d’une enfance assez libre pour développer un imaginaire sans limites. Au point qu’elle invente éhontément des pans de sa courte vie. «J’étais très douée pour mentir quand j’étais petite, confie-t-elle au magazine Interview. J’inventais les mensonges les plus scandaleux. J’ai en quelque sorte arrêté de faire ça quand j’ai commencé à jouer la comédie.» Parce que jouer la comédie, c’est mentir? Enfant, elle sent déjà qu’elle deviendra une artiste un jour, mais dans quel domaine: la danse, qu’elle adore, ou la musique, qui sait?
Ses premières années passées en Argentine sont douces. Mais alors qu’elle est âgée de 6 ans, ses parents décident de partir vivre à Londres. Ils confient l’éducation de leur fille à une école internationale où personne ne connaît l’espagnol. Elle fait un refus de la langue anglaise, espérant forcer ses proches à la renvoyer dans le pays qu’elle aime. Raté. Elle apprendra malgré tout la langue de Shakespeare grâce aux aventures de Harry Potter. «J’étais très versée dans les sorts, dès mon plus jeune âge.»
Harcelée à l’école à cause de ses grands yeux, et parce qu’elle est trop Américaine, du Sud ou du Nord, selon ses interlocuteurs, elle découvre ce sentiment d’être de nulle part. Incapable de s’intégrer, elle décide que l’école, c’est fini. Elle écrit alors une dissertation de cinq pages à ses parents pour leur dire: «J’ai 17 ans et vous ne pouvez pas me dire ce que je dois faire, et voilà pourquoi je veux quitter l’école pour devenir actrice.» Sa famille ne l’a pas découragée. Mais avant d’entrer dans le monde du cinéma, elle fera un détour insolite par le mannequinat.
Beaucoup de filles rêveraient de se faire repérer dans la rue par Sarah Doukas, la fondatrice de l’agence de mannequins Storm Management, connue pour avoir découvert Kate Moss et Cara Delevingne. Sauf Anya Taylor-Joy. Leur première rencontre fut comme l’avant-scène d’un film d’horreur. La jeune femme marche tranquillement avec son chien dans les rues de Londres, non loin de chez Harrods, juchée sur une paire de talons hauts, lorsqu’elle remarque qu’elle est suivie. Panique. «Une voiture noire a commencé à me suivre, j’ai eu peur, j’ai pris le chien et j’ai commencé à courir. Une voix m’a lancé: «Si vous vous arrêtez, vous ne le regretterez pas!» Dans la voiture: Sarah Doukas. Le lendemain, Anya Taylor-Joy signait avec l’agence. Mais bien qu’elle soit notamment devenue le visage du parfum Flowerbomb de Viktor & Rolf, elle n’aime pas son physique, qu’elle trouve «bizarre», et déteste se voir à l’écran.
Il existe au moins deux Anya Taylor-Joy. Si elle évolue en Angleterre, une partie de son cœur bat toujours pour l’Amérique du Sud. «Quand je me retrouve en Argentine, je suis une version complètement différente de moi. Je suis sauvage, pieds nus et passe tout mon temps en compagnie des chevaux. Celle qui vit au XXIe siècle est à Londres», confie-t‑elle à la presse. S’accepter, s’intégrer, appartenir, autant de verbes qui ne vont pas de soi pour l’actrice: «L’endroit où je me sens le plus à ma place est probablement un plateau de cinéma. Peu importe où il se trouve dans le monde ou avec qui je fais le film; c’est ce qui se rapproche le plus d’un sentiment d’appartenance. Donc je suppose que jouer la comédie était une façon de trouver un foyer, si cela a un sens», dit-elle dans Interview.
A 24 ans, Anya Taylor-Joy a déjà tourné dans 22 films, avec des réalisateurs comme Robert Eggers, M. Night Shyamalan ou Marjane Satrapi. Avec son premier film, The Witch, sorti en 2015, elle a compris ce que jouer voulait dire: entrer dans la peau d’un personnage et prendre soin de lui. Elle possède une réserve d’émotions infinie qu’elle met à disposition des héroïnes qu’elle incarne. 2021 pourrait bien être son année: on la verra donner la réplique à Nicole Kidman et à Björk dans The Northman, une saga viking de Robert Eggers. Elle joue aussi dans la préquelle de Mad Max: Fury Road.
Quand elle ne tourne pas, elle lit, elle joue de l’ukulélé ou de la guitare électrique. «Je vais passer une journée entière sur le plateau, puis je vais rentrer à la maison pour écrire des poèmes et danser dans ma chambre, lire le travail de quelqu’un d’autre, aller voir une exposition d’art… Cela me permet de rester saine d’esprit.»
Surtout rester saine d’esprit même lorsque ses personnages sont borderlines, addicts aux tranquillisants et à l’alcool, comme Elizabeth Harmon. Pour jouer le rôle de cette orpheline qui a appris à jouer aux échecs avec le concierge de l’institution où elle vit et qui est devenue une championne mondiale, elle a pris des leçons avec des maîtres. Et elle s’est souvenue de ses cours de ballet, pour laisser ses mains jouer avec grâce au-dessus de l’échiquier. «Ce qu’elle (ndlr: Beth Harmon) ressent à propos des échecs, c’est ce que je ressens à propos de mon art. Au sens littéral, je le respire, je ne pense qu’à ça.»
Et par la grâce de 64 cases blanches et noires, Anya Taylor-Joy est en passe de devenir l’une des actrices les plus bankable de Hollywood.