Yeux clairs et chapeau déterminé, Anouck Strahm (34 ans) entre dans un café du pied du Jura vaudois. Au-dehors, sa voiture est surmontée d’une drôle de tente de toit. Elle y a dormi bon nombre de nuits au milieu des forêts voisines. Si elle est venue au rendez-vous, c’est qu’elle veut partager ce qu’elle a appris sur le loup, même si elle se méfie un peu. Les débats agressifs, la dimension sensationnelle depuis que le canidé est revenu en 2007 dans le Jura vaudois (première meute en 2019), les photos de carcasses suppliciées dans la presse et les réseaux sociaux, elle déteste tout cela. «J’aimerais faire passer des choses plus positives par rapport à ce qui se fait, les éleveurs et les bergers qui mettent en place des protections, les gens de terrain comme moi qui essaient d'améliorer la situation. Ne pas toujours relater que les drames, mais aussi un peu du loup, de ce qu’il est.»
L’actualité s’en nourrit pourtant. Le matin même, dans la «Feuille d’avis de la vallée de Joux», une lettre affolée d’un éleveur répertorie les dizaines d’attaques mortelles du prédateur dans sa région depuis le début de la saison d’alpage, en mai. En Valais, le canton a autorisé début septembre le tir de trois meutes sur quatre. A Bruxelles, les nations de l’Union européenne viennent de donner le feu vert pour abaisser la protection du loup, dont la population ne cesse d’augmenter jusqu’à compter plus de 20'000 individus dans 23 pays.
Anouck Strahm soupire. «Je ne veux pas céder à la colère, de quelque bord qu’elle vienne. Qu’il s’agisse du monde des chiens ou de l’univers sauvage, j’essaie de m’atteler à semer des petites graines, à m’entourer de gens porteurs d’avenir, non de conflits.» Car le loup est là, il faut vivre avec lui et réapprendre à s’en protéger. Si elle n’est pas opposée aux tirs pour certains individus qui défient les mesures de protection, la jeune femme assure que, si on l’abat, d’autres reviendront sur les mêmes territoires.
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La nature a toujours fait partie d’elle, au sein d’une famille éprise d’environnement. «Quand il a fallu choisir un métier fixe, je me suis lancée avec les chiens. J’ai toujours eu l’impression de les entendre parler.» Elle a à peine 18 ans quand elle devient coach canine, en indépendante, dans tout le canton de Vaud. Elle pratique encore ce métier, se déplace au domicile de ses clients. L’exploration d’un domaine qui n’existe pas vraiment, réfléchir sur tout ce qui unit et désunit homme et animaux lui plaît. La manière de travailler d’un vétérinaire installé en Belgique, Joël Dehasse, l’inspire.
Le loup, elle le juge d’abord «inaccessible» et ne ressent pas d’attrait particulier pour lui. Jusqu’à une balade dans un endroit perdu du Valais, il y a cinq ou six ans. «En descendant de voiture, j’ai posé mes pieds dans une trace. Quelque chose est remonté en moi, je n’ai plus décroché.» D’autant que, elle le vérifie, le chien et le loup possèdent 99% de caractéristiques communes. «Les signaux sont plus exagérés chez le loup, mais ils ont le même dialecte.» Alors elle part en quête, déniche des indices, des poils, des crottes. Accumule les informations scientifiques. La rencontre avec le photographe et grand connaisseur du loup Julien Regamey est décisive. Après l’avoir testée sur le terrain, celui-ci l’adoube, reconnaît en elle quelqu’un d’aussi acharné que lui. Peu à peu, elle va à la rencontre des bergers et de quelques éleveurs du Jura vaudois, convaincue qu’il est «important de connaître les pros et le terrain avant le prédateur. Pour savoir comment il vit et se déplace, et comment parler de lui.» Tout en commençant par mener une étude sur le comportement des bovins, mandatée par une fondation privée, cette petite dame hardie fait peu à peu sa place dans un milieu aussi farouche qu’avide de communiquer.
Elle est là quand les premières attaques sur les bovins surviennent, en 2021. Elle tire vite des parallèles avec son travail avec les chiens. «Avec eux, je travaille en renforcement positif, toujours en collaboration avec l’animal, sans lui nuire. Avec les loups, il faut faire l’inverse, lui faire peur, rendre l’approche des proies domestiques pas agréable. J’ai poussé mes recherches dans ce qu’on appelle l’effarouchement. Non seulement pour les faire fuir sur le moment, mais aussi pour créer un apprentissage.» Le fait qu’il s’agisse d’une espèce sociable, qui communique entre elle, favorise la démarche.
Elle continue à circuler dans les alpages, où personne n’était préparé à des attaques sur des bovins non protégés. Que faire devant tant de méconnaissance? Début 2022, elle propose «en quatrième vitesse» un projet d’effarouchement au canton, qui est accepté; elle est redirigée vers la Fondation Jean-Marc Landry, dans laquelle elle est engagée notamment pour tester ces mesures. La saison va commencer, il faut faire vite. Dans la foulée, en mars, elle créé l’association MiddleWay, avec pour credo «la recherche d’un équilibre où il existe une place pour toutes et tous». Une récolte de fonds permet d’amasser un pactole d’environ 20'000 francs en un mois, afin de proposer un kit de protection aux bergers avec des outils de surveillance (caméras automatiques, lampes torches, cornes de brume). «Au-delà de ce matériel, il s’agissait surtout d’entretenir un lien humain, dit-elle. Aller à la rencontre des gens, prendre du temps avec eux. Selon moi, c’est une clé de voûte dans la cohabitation que de pouvoir impliquer les premiers concernés dans ce qu’est le loup, dans ce qu’il se passe autour de leurs alpages.» Elle se souvient de rencontres avec des personnes d’abord virulentes, puis s’apaisant. «J’ai parfois été très mal accueillie. Même si je n’ai abouti à rien qu’à une seule reprise.»
Au-delà du souci du loup, elle découvre une souffrance énorme dans le milieu agricole: «Souvent, au bout de quelques minutes, la discussion partait ailleurs. Les gens les plus en difficulté face aux loups sont ceux qui souffrent le plus pour autre chose. Il faut faire quelque chose du côté humain.» En prolongement de ces échanges, elle passe près de deux cents nuits sur les alpages, se ménageant une incroyable plongée dans les comportements nocturnes du monde sauvage se mêlant aux bovins.
En chemin, elle tombe amoureuse d’un berger. Partie prenante de son action, François Duruz (41 ans) vit depuis dix ans la moitié de l’année à l’alpage des Begnines, dans une combe du Marchairuz (VD). Il s’occupe de plus de 150 bovins, des génisses et quelques veaux, a lui-même été attaqué et rentre ses bêtes chaque soir depuis lors, à l’étable. Dans ce chalet isolé, entre sapins et gentianes, des toiles suspendues trahissent la puissante activité d’artiste peintre de «son berger», qui vient d’exposer à Concise et à Rolle. «Ce qui m’a aussi touchée chez lui, c’est son discours nuancé sur l’élevage en général et le bien-être animal au sens large. Chez lui, je me suis instantanément sentie chez moi, même s’il s’agit d’une vie aussi rude que belle. Y passer quasiment six mois par an depuis trois ans et côtoyer les bovins de si près est un bel enchaînement pour moi.»
François Duruz aime les oiseaux, il est féru d’ornithologie. Le loup est entré avec fracas dans sa vie sans qu’il l’ait demandé. Cependant, pour lui, «cet animal est devenu un porte-parole. Le loup symbolise la lutte quotidienne entre l’humain et la nature. Sa protection ne concerne que quelques ONG et personnes convaincues. Il n’existe aucune priorité dans nos sociétés pour s’occuper de la biodiversité, du déclin des espèces. Au nom du seul secteur économique, certes très important, on se permet de tuer, de réguler des espèces sauvages censées être protégées.» A l’entendre, et Anouck Strahm acquiesce, on ne peut réduire la situation à tuer les loups qui attaquent: «C’est une façon de penser minimaliste. On est en 2024 dans un pays riche et civilisé qui s’appelle la Suisse et pourrait servir de modèle. Or personne ne veut mettre en place de réelles gestions durables de la situation.»
Son approche comportementaliste, elle la transmet dans des conférences ou des journées de formation, au chalet ou ailleurs. Elle y livre le constat suivant, en invitant à «penser comme le loup»: «Que cela plaise ou non, il est de retour et a investi des territoires donnés que nous ne maîtrisons pas. Le loup vit plusieurs mois par an au milieu des bovins. Ces derniers sont toujours exactement au même endroit. Loups et louveteaux grandissent en entendant les cloches et en voyant ces magnifiques bêtes pâturer devant eux à longueur de journée ou de nuit. Il faut imaginer qu’ils passent à travers ces troupeaux plusieurs fois par 24 heures. Quand les loups partent en chasse, ils constatent que, contrairement aux autres proies sauvages, dont l’instinct les pousse à se disperser et se cacher, les bovins stagnent. Les veaux, jeunes animaux sans protection et sans adultes expérimentés susceptibles de faire front, sont des proies faciles, domestication oblige et sélection génétique à outrance pour favoriser des bêtes dociles. Il n’y a plus grand-chose de sauvage en elles. La manière d’attaquer des loups n’a rien à voir avec du sadisme. Il attaque malheureusement comme il le peut, avec sa génétique et sa physiologie. La nature est cruelle, c’est indéniable, il suffit d’observer comment un héron met à mort une grenouille... Mais sans cris et sans sang, cela choque moins. Voilà pourquoi je n’ai pas envie d’être pour ou contre, de dire que ce qu’ils font est bien ou mal.»
Depuis quelque temps, Anouck Strahm a ralenti le rythme de vie effréné qui lui prenait jour et nuit, tout en restant investie. Elle sait que tout cela va durer. Elle avance à pas de loup.