L’œil vif et l’esprit clair, Anne Mahrer n’est même pas un peu essoufflée alors qu’elle vient de courir un marathon de huit ans. Depuis que la ligne d’arrivée a été victorieusement – on pourrait même dire historiquement – franchie le 9 avril dernier lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la Suisse pour inaction climatique, elle n’a même pas encore rejoint les vestiaires. Son téléphone n’arrêtant pas de sonner, elle reste sur le pont pour répondre aux sollicitations du monde entier, à l’instar du comité de l’association Aînées pour la protection du climat à l’origine de cette décision de la CEDH et dont la Genevoise est la coprésidente. Le repos de cette guerrière septuagénaire, ce n’est pas encore pour demain et ça la fait rigoler.
A Puplinge (GE), où elle habite, sa ténacité a gagné l’estime de ses amies venues la féliciter. «Anne est une femme de conviction qui va au bout de ses idées, c’est un moteur extraordinaire pour les autres, confie avec admiration Agnès Taillard, une retraitée du Département de l’instruction publique qui a pourtant elle aussi un beau bagage de politicienne engagée. C’est une femme de la trempe de Ruth Dreifuss!» Une comparaison dont se défend immédiatement Anne Mahrer, qui a la modestie chevillée au corps. «Quel que soit le niveau politique auquel on agit, renchérit Agnès Taillard, c’est la capacité à prendre des coups et à faire passer ses idées qui est importante. Et tu la possèdes toi aussi.» Dans l’appartement lumineux, François-Régis Mahrer, le mari d’Anne, son soutien moral à l’humour pince-sans-rire et le responsable des photocopies et des impressions dans le couple, approuve. «Elle sait prendre du recul car elle est armée pour résister aux déceptions. Baisser les bras, ce n’est pas son style. Elle suit aussi ses dossiers de façon très organisée et ça, c’est son côté bibliothécaire.»
- Comment s’est passé votre retour de Strasbourg après cette condamnation de la Confédération?
- Anne Mahrer: Avec les membres d’Aînées pour la protection du climat, nous avons fêté cela à Berne avec beaucoup de fierté. Celle d’avoir amené pour la première fois devant la CEDH la problématique du climat et des droits fondamentaux. On peut désormais clairement affirmer que la protection du climat est un droit humain. Personnellement, je suis aussi fière d’avoir tenu bon pendant huit ans, mais heureusement que je n’étais pas seule. C’est le succès de toute une équipe, du comité de l’association, de son équipe juridique, tout ça avec le formidable soutien de Greenpeace.
- Et puis, en coulisses, il y avait aussi votre mari, François-Régis, pour vous épauler…
- Cela fait près de cinquante ans qu’il est là à mes côtés. Dans cette affaire, n’étant pas une femme ayant passé l’âge de la retraite, il n’a pas pu faire partie intégrante de l’association, mais il en est un sympathisant comme bon nombre d’autres hommes ou de jeunes. A la maison, il a assuré toute la logistique technique que demandait ma fonction de coprésidente et j’ai même parfois eu droit à un sandwich lorsque je partais manifester. Mais surtout, le ménage de notre foyer, c’est lui et c’est infiniment précieux. Je ne compte plus le nombre de jeunes femmes – et de femmes – qui m’ont raconté à quel point il était difficile de s’engager pleinement en politique, pour une cause ou tout simplement dans leur travail, lorsqu’elles savent qu’à la maison une deuxième journée les attend.
- Vous êtes encore aujourd’hui pleine de sollicitations de toutes parts, vous attendiez-vous à un tel écho médiatique?
- Obtenir une décision aussi forte, courageuse, pointue et fouillée (l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme fait 300 pages) nous a beaucoup impressionnées. De plus, cette condamnation de la Confédération faisant jurisprudence pour les 46 pays du Conseil de l’Europe, cela allait forcément faire du bruit, mais on ne pensait pas autant.
- D’où est venue la demande la plus surprenante?
- Ma collègue anglophone a répondu à des demandes en provenance de Corée du Sud. Là-bas, ils comptent constituer eux aussi une association, les 60+, qui de la même manière va exiger du gouvernement de protéger le climat afin d’éviter qu’il ne se réchauffe encore plus.
- L’ancien conseiller fédéral radical Pascal Couchepin a lui aussi réagi en soulignant que cette décision était un progrès. Cela vous a-t-il étonnée?
- Cela m’a fait plaisir. Cela signifie aussi qu’il reconnaît que les institutions auxquelles la Suisse a adhéré doivent être respectées. Que lorsqu’il y a une décision d’une cour, comme celle de Strasbourg, eh bien, on en prend acte, on l’étudie et ensuite, on fait le nécessaire pour la mettre en œuvre.
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- Toutes les réactions de la droite ne l’entendent pas forcément ainsi…
- Certes, mais ceux-là vont devoir se remettre de leurs émotions et du choc pour se mettre à faire le job tel qu’il doit être fait. Il existe d’ailleurs un comité des ministres du Conseil de l’Europe qui veille régulièrement à ce que les décisions et les arrêts de la cour soient mis en œuvre dans les pays concernés. Ils gardent ça à l’ordre du jour tant que des progrès n’ont pas été rapportés correctement.
- La cour a notamment souligné une violation du droit à la santé et des objectifs insuffisants concernant la réduction des gaz à effet de serre. Mais, concrètement, quelles seraient les mesures à prendre, selon vous?
- Pousser les investissements de manière massive vers la rénovation des bâtiments anciens, car il y a là d’énormes économies d’énergie à faire. Il faut cesser ce gaspillage-là, tout comme le gaspillage alimentaire et celui de l’eau. L’idée serait d’arriver à une certaine sobriété sans que l’on se sente privé pour autant. Il faut également favoriser les transports en commun, ainsi que l’utilisation de panneaux solaires. Pour moi, les énergies renouvelables sont l’une des solutions pour s’affranchir de notre dépendance aux énergies fossiles importées de l’étranger.
- En 2016, lorsqu’est née l’association Aînées pour la protection du climat, qu’est-ce qui vous a fait accepter cette mission?
- Je venais de quitter mon fauteuil de conseillère nationale à Berne après avoir été députée au Grand Conseil de Genève durant douze ans et présidente des Verts genevois, notamment; cela m’a donc paru la suite logique à toutes ces années d’engagement. Contre le nucléaire d’abord, dans les années 1970, puis en faveur de la défense de l’environnement dès les années 1980. C’est juste une histoire de vie cohérente. Et puis, le fait que les femmes âgées soient particulièrement touchées avec des problèmes respiratoires ou cardiaques, des coups de chaleur ou encore de l’épuisement lors des canicules a achevé de me convaincre qu’il fallait poursuivre mon engagement. Devoir subir un confinement climatique en restant chez soi pour éviter de tels dangers pour la santé, c’est non.
- Ça, c’est la militante féministe qui parle?
- Oui, mais ce sont deux combats qui se rejoignent. Le respect de l’environnement va de pair avec celui de l’égalité. J’ai la conviction que les crises sont transversales et s’alimentent entre elles; ainsi, les premières à être impactées lors d’une catastrophe climatique, ce sont les femmes. Elles le paient cher, notamment dans les pays du Sud, où elles travaillent en extérieur dans des conditions difficiles pour cultiver la terre, chercher l’eau ou le bois.
- L’un de ces combats a-t-il été plus difficile à mener que l’autre?
- Je crois que les deux n’ont pas encore abouti d’une manière réelle et satisfaisante et que, malgré les progrès, je n’en verrai pas l’issue positive de mon vivant. J’ai même parfois l’impression que l’on recule dans certains pays lorsque l’on parle écologie ou avortement, entre autres. Sans parler de ce que certaines femmes ont à subir parfois.
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- D’un point de vue personnel, que vous a appris cette aventure avec les Aînées pour la protection du climat?
- Que j’étais à même de faire face à un nouveau défi, peu importe mon âge. Mon expérience politique m’a bien sûr été très utile, mais toutes ces démarches auprès des tribunaux suisses d’abord, puis de la CEDH, étaient bien différentes de tout ce que j’avais pu connaître jusque-là. Et puis, peut-être que les huit années que je viens de vivre m’auront permis de me débarrasser enfin de ces questions vraiment typiquement féminines que j’ai portées avec moi durant toute ma vie dans tout ce que j’entreprenais: est-ce que je saurais? Est-ce que je vais être capable de tout gérer? Oserais-je? Suis-je légitime dans ma fonction?
- Entre les sollicitations, les conférences, la mobilisation qui continue en vue des votations du 9 juin, notamment, la retraite n’est manifestement pas pour tout de suite?
- Non, impossible de laisser tomber, la retraite attendra, n’en déplaise aux esprits chagrins qui voudraient me voir faire des tartes aux pommes ou du tricot pour mes petits-enfants. Je ne pense pas que je m’engagerai pour une autre cause aussi intense, mais continuer à porter celle-ci, c’est certain. Après tout, nous avons écrit l’histoire et c’est déjà pas mal!