«Pendant les premiers mois, c’était la lune de miel.» Nous sommes en août 2008. Anissa*, 14 ans, arrive à l’aéroport de Genève. C’est la première fois que la jeune femme quitte le Maroc. La Suisse? «J’avais surtout en tête les images de paysages montagneux.» Les montagnes, Anissa ne les verra pas. Tout au plus la crête du Salève depuis une fenêtre de sa future prison.
Revenons un mois en arrière. Dans la petite ville côtière d’El Jadida, Anissa fréquente l’école du quartier. Elle vit avec sa mère, divorcée, et son frère chez un oncle. «La situation était très difficile et mon père ne nous a jamais aidés.» Une voisine et amie, chez qui Anissa et sa mère font quelques petits travaux pendant l’été, propose à la jeune fille de continuer ses études à Genève, où cette dame vit une partie de l’année. Elle la scolarisera et l’hébergera; en contrepartie, Anissa l’aidera à entretenir la maison. Une offre qui ne tente pas l’adolescente. «Je ne voulais pas quitter le Maroc, mon école, ma famille et mes copines, j’étais encore une enfant. Malheureusement, ma mère a accepté de m’envoyer en Suisse.»
L’adolescente débarque donc quelques semaines plus tard dans la ville du bout du lac, un visa de «visite familiale» de quinze jours à la main. Elle s’est fait promettre par cette voisine qu’elle obtiendrait bientôt un titre de séjour valable de longue durée et qu’elle pourrait être scolarisée. «Dans ma tête, la pire chose à ce moment était de devoir aller dans une école où je ne connaissais personne et me refaire des amis alors que je ne parlais que très peu le français.» Des inquiétudes vaines, puisque Anissa ne mettra pas le pied à l’école. Mais ça, à 14 ans, elle ne peut pas l’imaginer.
En septembre, alors que les autres jeunes de son âge font leur rentrée au cycle d’orientation, Anissa sent que quelque chose cloche. «J’ai demandé pourquoi moi, je n’allais pas à l’école. La dame (ndlr: lors de nos entretiens, c’est toujours de cette façon qu’Anissa nommera la femme qui l’a réduite en esclavage) m’a répondu que, finalement, elle allait m’inscrire à l’école de coiffure à Carouge. Ça m’allait, je me disais que même si ce n’était pas une école générale, au moins je commencerais à m’intégrer.»
Mais cette école non plus, Anissa n’en verra pas la couleur. Et à la maison, elle glisse doucement en enfer. «La dame m’avait confisqué mes papiers. Je faisais toutes les tâches ménagères sans exception et j’étais aussi envoyée chez sa fille pour y faire de même.» Les choses empirent lorsque la fille de «la dame» emménage chez sa mère. «Je me levais tous les matins à 5 heures pour aller chercher des croissants, faire le petit-déjeuner, préparer le petit-fils de la dame et l’amener à l’école. Je devais rentrer au plus vite, faire le ménage, les courses, préparer les repas et travailler dans le jardin.» Le tout sans salaire, ni jour de congé. Anissa, qui n’a d’ailleurs plus de chambre – réquisitionnée par la fille –, dort sur un matelas dans le couloir et n’a le droit de manger que les restes, «s’il y en avait».
Peur de fuir
La violence commence. Verbale d’abord. «Elles ne m’ont jamais dit un seul merci pour mon travail. Par contre, j’étais insultée et elles me disaient que je ne servais à rien.» Physique ensuite: Anissa est brûlée avec des cigarettes, fouettée avec des câbles, giflée et reçoit de nombreux coups de pied et de poing. Dix ans plus tard, en évoquant les sévices de sa tortionnaire, Anissa tressaille. L’émotion est encore palpable. «Cela reste toujours extrêmement dur pour moi de revenir là-dessus.»
Elle veut s’enfuir, mais n’ose pas. Si elle essaie, elle sera «arrêtée par la police, jetée en prison et [sa] mère aura de sérieux problèmes au Maroc». Une mère avec qui Anissa n’a que très peu de contacts et à qui, lorsqu’elle parvient à lui téléphoner, il est impossible de parler de ce qui lui arrive, «la dame est toujours à côté et surveille». Son calvaire durera deux ans.
Le téléphone de l'espoir
Un jour, alors qu’elle fait des courses à la Coop du quartier, Anissa voit une femme s’approcher d’elle. Sa maigreur l’inquiète – la jeune femme ne pèse alors qu’une quarantaine de kilos – et lui demande si tout va bien. «Oui», répond Anissa. L’inconnue lui laisse quand même son numéro de téléphone «au cas où». «Heureusement qu’il y a encore des gens qui s’intéressent aux autres», souffle la jeune femme aujourd’hui. Quelques jours plus tard, Anissa s’enfuit. «Je m’en souviens encore, la dame m’avait appelée pour me demander de préparer des crêpes qu’elle mangerait à son retour. Pour la première fois depuis deux ans, j’ai répondu non. Elle m’a menacée au téléphone, me disant que je verrais ce qui se passerait lorsqu’elle serait de retour.» L’adolescente attrape tout ce qu’elle peut et quitte sa prison en courant. Dans la rue, elle demande un téléphone et contacte celle qui lui avait parlé à la Coop quelques jours plus tôt. «Cette femme m’a sauvée.»
Le centre LAVI (un centre de consultation des victimes d’infractions) envoie ensuite Anissa au Service de protection des mineurs, qui décide de porter plainte contre la famille. Elle se retrouve au foyer Au Cœur des Grottes, à Genève, refuge de nombreuses femmes seules ou avec enfants en situation de précarité. Elle y restera deux ans, le temps de se remettre sur pied et d’envisager un avenir professionnel. Aujourd’hui, au Cœur des Grottes, on se souvient de son arrivée. «Quand elle est arrivée ici, Anissa était à la limite de l’hospitalisation. Elle était tellement maigre et prostrée qu’elle ressemblait à un fœtus», nous glisse la directrice des lieux, Evelyne Gosteli.
La procédure judiciaire durera quatre ans. «Lors du procès, j’ai demandé au procureur si je pouvais être séparée des accusées, pour ne pas que je les voie et inversement.» Anissa gagnera son procès. Pour la juge du Tribunal de police, la jeune femme «était à la merci des prévenues». Mère et fille seront condamnées à 270 jours-amendes (à 100 francs le jour) et à 210 jours-amendes (à 50 francs le jour) avec sursis. Le Tribunal des prud’hommes les obligera également à verser plus de 200'000 francs à Anissa pour travail non payé.
Difficile pardon
Quatre ans, c’est aussi le temps que prendra Anissa pour pardonner à sa mère. «C’est elle qui m’avait envoyée ici, je lui ai mis beaucoup de choses sur le dos.»
Aujourd’hui, Anissa va bien. Même si la crainte de croiser ses anciennes patronnes dans la rue est réelle. «Lorsque ça arrive, je change de trottoir et fais tout pour les éviter.» Souriante et apaisée, la jeune femme s’est mariée, a obtenu un permis de séjour de longue durée, travaille avec des enfants et veut reprendre une formation avec la Croix-Rouge dans le domaine de la santé. «Je sais que, au fond, il y a un lien avec ce que j’ai vécu. J’ai envie d’aider les gens et de leur apporter mon soutien.»
* Prénom d’emprunt
La traite des êtres humains en Suisse
- Cent vingt-cinq infractions de traite des êtres humains ont été saisies par la police en 2017.
- Cinq condamnations ont été prononcées dans ce sens par des tribunaux suisses la même année.
- Plus de 164 victimes ont été entendues par les centres de consultation et d’aide aux victimes en 2017. Parmi elles, 150 femmes. Dans les procédures en cours, elles sont principalement jeunes et d’origine étrangère.
- L’exploitation au travail concerne de nombreux secteurs, allant des soins et de l’économie domestique à l’agriculture, la mendicité ou le bâtiment.
- A Genève ou à Zurich, des brigades de police spécialisées ont été mises en place.
- Un seul cas de traite à des fins de prélèvement d’organes est connu en Suisse. La victime était une Ethiopienne de 19 ans dont le passeport avait été confisqué par le diplomate qui l’avait fait venir et qui l’hébergeait. On lui a dit que ses enfants seraient tués si elle refusait le prélèvement de l’un de ses reins, dont le bénéficiaire était le diplomate en question.
- Le défi majeur de la lutte contre la traite est l’identification des victimes, qui restent souvent «invisibles».
- C’est l’article 182 du Code pénal qui punit les auteurs de traite des êtres humains liée à des fins d’exploitation sexuelle, d’exploitation au travail ou en vue du prélèvement d’organes. Les conditions de cet article sont très strictes et son maniement reste délicat. Le Ministère public recourt donc fréquemment à l’infraction d’usure (art. 157 CP) dans les affaires d’exploitation du travail et à l’infraction de proxénétisme (art. 195 CP) dans les cas d’exploitation sexuelle.