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Témoignage

Ania Bloch: «On se découvre des forces insoupçonnées»

Cette Lausannoise n’avait qu’une enfant, Eva, après avoir longtemps attendu d’être enceinte. La fillette est décédée accidentellement à l’âge de 9 ans, dans des circonstances particulièrement tragiques. Comment continuer à vivre, à travailler, à interagir avec autrui quand son monde s’écroule? Témoignage d’un combat courageux et quotidien.

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L'art-thérapeute lausannoise Ania Bloch raconte son combat pour continuer à vivre après la perte tragique de sa seule enfant

A gauche, Ania Bloch a créé cette cabane à livres pour enfants à la suite du décès accidentel de sa fille Eva, 9 ans, il y a une année et demie. C’est un des projets qui permet à cette art-thérapeute de «continuer à vivre», comme elle le dit. A droite, un autoportrait d’Eva, qui avait dessiné ses dernières vacances sous forme de reflets sur ses lunettes de soleil.

Sigfredo Haro

La perte d’un enfant, c’est une amputation. La douleur est indicible, le vide insondable, l’avenir insupportable. Ania Bloch a vécu ce cauchemar absolu il y a une année et demie. Après une première période de légitime effondrement, cette art-thérapeute lutte pour redonner du sens à sa vie. La Lausannoise témoigne de ce cheminement sinueux vers les zones d’éclaircie que, malgré tout, la vie réserve dans le ciel lourd des parents orphelins d’un enfant. Parmi les mots clés de cette résilience en marche, «amitié», «générosité», «solidarité», «lien», «spiritualité», «art» et encore… «boîte à livres».

Un enfant tant attendu


Ania Bloch l’avait longtemps attendu, cet enfant que son corps lui refusait. Mais avec l’aide des technologies d’insémination artificielle, cette graphiste de formation était devenue mère à 36 ans, en 2013. Le bébé est prénommé Eva. Les parents, Ania et Philippe, mais aussi les deux enfants du papa sont sur un nuage. «Cette naissance, c’était l’aboutissement de plusieurs années de combat, résume la maman. Et le fait de l’avoir tant attendue n’a fait que rendre sa disparition plus douloureuse. Je croyais que ce bonheur était acquis. La vie en a décidé autrement.»

Eva devient une jolie fillette, vive, intelligente, curieuse de tout. Elle adore dessiner et lit passionnément. Elle surmonte bien la séparation de ses parents, il y a trois ans. La complicité entre la mère et la fille est totale: «Nous parlions beaucoup les deux. Eva s’était mise à s’intéresser à la spiritualité, alors que j’étais moi-même peu concernée, même si j’ai toujours pensé qu’il y a quelque chose au-dessus de nous. Mes études en art-thérapie dans une école anthroposophique m’avaient certes sensibilisée aux questions spirituelles, à nos rapports à la nature notamment, mais j’avais pris mes distances vis-à-vis de cette philosophie. Avec Eva, nous lisions plutôt des livres sur les différentes religions.»

Lausanne, dimanche 26 mai 2024 Lecture d’Ania Bloch, art-thérapeute au Centre de vie enfantine de Montelly à Lausanne © Sigfredo Haro Lausanne, dimanche 26 mai 2024 Portrait d’Ania Bloch, art-thérapeute devant la Cabane à Livre d'Eva, en memoire à sa fille décédée à l’âge de 9 ans à Lausanne © Sigfredo Haro

La mère et la fille partageaient quotidiennement des moments de lecture. L’art-thérapeute continue à faire des lectures publiques, comme ici au Centre de vie enfantine de Montelly, à Lausanne.

Sigfredo Haro

Une personnalité optimiste et généreuse rayonne de cette enfant solaire. Tout le monde l’adore. Samir, le compagnon d’Ania depuis trois ans, en témoigne avec émotion. «Quand je suis arrivé dans la vie de sa maman, Eva m’a accueilli les bras grands ouverts. Malgré le peu de temps que nous aurons passé ensemble, c’est comme si je la connaissais depuis toujours, comme si j’étais un deuxième papa. Elle me manque terriblement», confie ce quinquagénaire chaleureux, la gorge nouée.

Pour mieux mesurer l’ampleur du défi de résilience à relever par Ania et l’entourage proche, il faut évoquer les circonstances de ce drame. Eva et son papa étaient partis en voiture rendre visite aux grands-parents paternels en Bourgogne pour les vacances scolaires d’automne 2022. Les grèves à cette période avaient rendu un voyage en train trop aléatoire. C’est en France que l’accident se produit. Collision frontale. Eva et son père sont grièvement blessés. Les occupants de l’autre voiture sont indemnes.

Eva est réanimée sur place par les secouristes avant d’être héliportée dans un hôpital de Dijon. «Quand on m’a appelée pour m’informer de l’accident, se souvient Ania Bloch, j’étais comme déconnectée. Je suis arrivée à la maison, mon compagnon s’y trouvait. C’est ma belle-fille Tatiana, la fille de mon ex-mari, qui a dit: «On part tous en voiture à Dijon!» Nous y sommes restés une semaine, dans une maison hospitalière, un lieu prévu pour accueillir des familles de patients. L’accueil a été exemplaire. Et on s’est retrouvés pendant une semaine, Yannick et Tatiana, les enfants du papa, et Samir et moi, tous les quatre dans une même chambre. Samir n’avait vu qu’une fois Tatiana et ne connaissait pas Yannick. Cette semaine a donc été très forte.»

Tandis que le papa était opéré et que son état s’améliorait, Eva se réveillait du coma artificiel dans lequel les médecins avaient décidé de la plonger. L’espoir renaît. Le 19 octobre, jour de son anniversaire, la famille met des ballons dans la chambre. «Mais ce même soir, les médecins nous informent que la moelle épinière a été sectionnée au bas du dos. Mon cerveau s’est mis dans un mode spécial, comme coupé des émotions. Je prenais des notes comme si j’étais une thérapeute à qui on parle d’un patient inconnu. Je me revois encore faire le croquis d’un personnage et le couper d’un trait au bas du dos. Je devais faire le deuil de la vie d’avant. Mais en tant qu’art-thérapeute travaillant avec des personnes ayant des handicaps, je savais qu’on peut bien vivre autrement, même après avoir perdu l’usage de ses jambes.»

Autoportrait d’Eva, qui avait dessiné ses dernières vacances sous forme de reflets sur ses lunettes de soleil.

Autoportrait d’Eva, qui avait dessiné ses dernières vacances sous forme de reflets sur ses lunettes de soleil.

Sigfredo Haro

Un trop fragile espoir


Eva est réveillée, elle comprend tout, mais ne peut pas s’exprimer en raison du respirateur. Il faut communiquer par des battements de paupières. Elle est héliportée par la Rega au CHUV, à Lausanne. La maman peut accompagner sa fille dans l’hélicoptère rouge malgré tous ces appareils d’assistance. La marraine d’Eva, la meilleure amie d’Ania, les attend sur le toit de l’hôpital à l’atterrissage. ​

Au CHUV, après quelques jours, le diagnostic tombe. La moelle épinière est aussi sectionnée au niveau de la nuque. Sans respirateur, Eva ne pourrait plus jamais respirer. Elle ne pourrait donc plus jamais parler, ni bouger, ni même manger. Sa vie dépendrait en permanence des machines. «Pour Philippe, le papa, comme pour moi, il était clair qu’on ne lui imposerait pas de vivre cela. J’ai expliqué la situation à Eva, notamment avec une marionnette que j’avais faite durant mes études d’art-thérapeute et qu’on avait fabriquée sur le thème de la résilience. Au début, je lui parlais de la persévérance parce que je pensais qu’elle pourrait s’en sortir. Il a ensuite fallu l’accompagner vers une autre histoire. Je lui ai dit qu’elle avait pu être conçue grâce à la science, mais que la science était impuissante à réparer la moelle épinière. Je lui ai demandé si elle avait voulu revenir à la vie après son arrêt cardiaque lors de l’accident pour pouvoir nous dire adieu. Elle m’a répondu oui avec les yeux.» Le 31 octobre 2022, les machines sont débranchées en présence des parents.

L'art-thérapeute lausannoise Ania Bloch raconte son combat pour continuer à vivre après la perte tragique de sa seule enfant

Dans l’appartement d’Ania Bloch, la marionnette qu’elle a fabriquée dans le cadre de ses études d’art-thérapie, inspirée du thème de la résilience, et qu’Eva adorait.

Sigfredo Haro

Comment se relever d’un tel scénario, qui ne devrait être réservé qu’aux fictions, mais pas à la vraie vie? «Il y a déjà une chose essentielle: être accompagnée. Mon compagnon, ma meilleure amie, ma famille sont essentiels, ainsi que tous mes amis. Il y a aussi le groupe de parole de l’association Arc-en-Ciel qui réunit des parents ayant perdu un enfant. C’est vraiment très précieux ce groupe de parole. Il y a encore tout un réseau de voisins et de voisines qui continuent à m’écrire des mots, à m’inviter au restaurant. L’autre soir, j’ai gardé les trois enfants d’une voisine. Je suis allée les mettre au lit devant les yeux ébahis de mon compagnon, qui m’a demandé ensuite où je trouvais la force de faire ça. Je crois qu’il y a une puissance qui m’est donnée par quelque chose», estime Ania Bloch.

«On m’aurait dit il y a deux ans, poursuit-elle, que je perdrais ma fille, jamais je n’aurais pensé rester capable de travailler avec des enfants ou de m’occuper de ceux d’autrui, ni me mettre à la peinture et monter ma première exposition. Jamais je n’aurais pensé avoir la force de créer cette boîte à livres pour enfants au nom d’Eva, là, en face de mon balcon. Pourtant, je suis encore plus dans l’action qu’avant, moi qui ai toujours été active. Tant que je suis dans le faire et dans le lien, les pensées sombres et les «si» des scénarios qui auraient évité l’accident, tout cela est refoulé. Il reste quand même des moments difficiles, parfois plus douloureux encore que lors des premiers mois du deuil. Il y a aussi de la colère parfois, une colère qui s’exprime surtout dans mes rêves. Mais j’ai fait le choix de vivre, donc de trouver du sens à la vie autrement. On se découvre des forces insoupçonnées.» 

Par Philippe Clot publié le 11 juillet 2024 - 12:05