Cet acrobate a vécu les deux tiers de ses 27 ans d’existence – de 2 ans à 19 ans – sur l’eau, plus précisément sur les bateaux successifs de ses parents. C’est sans doute ce qui explique sa désarmante aisance dans le cockpit de son voilier, malgré la gîte et malgré les invités qui encombrent ce poste de commande où, dès le dimanche 8 novembre, il sera seul face à lui-même durant près de trois mois. Cette permanente démonstration d’équilibriste sur le pont de son bateau date de juillet dernier à Lorient, la capitale mondiale des courses au large, où Alan Roura a jeté l’ancre, au propre comme au figuré, depuis six ans. L’illustré était invité à bord de La Fabrique.
Rappelons qu’en février 2017, à 23 ans, le Genevois, plus jeune participant de l’histoire trentenaire du Vendée Globe, avait bouclé l’Everest des mers (surnom de cette course superlative qui a coûté la vie à trois marins en huit éditions) en 105 jours. Sur le plus vieux voilier en lice, le juvénile Roura avait alors terminé à une épatante 12e place ce parcours en forme de lasso, qui consiste à descendre l’Atlantique depuis Les Sables-d’Olonne, tourner autour du sixième continent antarctique avant de remonter l’océan du même nom et de franchir la ligne d’arrivée au large de la cité vendéenne. La performance du novice avait été unanimement soulignée et saluée. Le petit Suisse est depuis lors un membre incontesté du gotha des courses au large.
Et s’il a connu des fortunes diverses en compétition ces trois dernières années, il a démontré avec éclat l’an passé qu’il savait non seulement voguer loin, mais aussi naviguer vite: en juillet 2019, il battait le record du monde de la traversée de l’Atlantique Nord en solitaire sur monocoque. Cette deuxième Fabrique et son capitaine n’ont mis que 7 jours, 16 heures et 55 minutes pour relier New York au cap Lizard, au sud des Cornouailles, pulvérisant de 12 heures le chrono du Français Marc Guillemot en 2013. Cet exploit lui permet d’affirmer aujourd’hui, sans bomber le torse mais avec une légitime confiance en soi: «Ce record a confirmé que je suis un bon marin mais aussi démontré que je ne suis pas un mauvais régatier.» Car l’âpre rivalité financière et technologique sévissant dans ce milieu engendre inévitablement des étiquettes dépréciatives. Le jeune Helvète était, selon certains, plus un marathonien débrouillard qu’un sprinter sachant pousser sa monture à ses limites. Roura a démontré de la plus belle des manières qu’il savait bel et bien sprinter.
Mais revenons à bord: La Fabrique de cette édition 2020-2021 est d’un tout autre tonneau que l’habile rafistolage d’il y a quatre ans. D’une autre couleur dominante aussi: une sorte d’orange antirouille à la place du rouge confédéral précédent. Un choix chromatique audacieux, qui a en tout cas le mérite de l’originalité. Certes, la coque de cette nouvelle Fabrique date de 2007, mais le skipper et son héroïque petite équipe l’ont totalement transformée pour en faire une bête de course des années 2020. Ils lui ont notamment ajouté ces fameux foils qui permettent de surfer hors des flots dans des conditions de vent et d’allure favorables. Mais tout a été changé, du plan de pont aux ballasts, en passant par le plan de voilure et l’électronique embarquée.
«Mon but, cette fois, nous dit-il la barre en main, c’est de boucler le tour du monde en moins de 80 jours. Quant au classement, on verra bien.» Un objectif à la fois ambitieux et raisonnable, dans la mesure où il ne s’agit pas de défier directement les concurrents dotés d’engins flambant neufs avec des foils gigantesques, comme des paires de moustaches géantes en carbone et dont le seul prix équivaut presque au budget total du projet d’Alan Roura. Ces nantis-là, amarrés quelques pontons plus loin dans cette ancienne base de sous-marins, concourent presque dans une autre catégorie, mais avec une hypothèque que le Genevois a, lui, déjà levée: celle, cruciale, de la fiabilité. Au fil de trois ans de développement et d’essais acharnés, La Fabrique a en effet accumulé une petite dizaine de traversées transatlantiques sans connaître de grosse casse. «Aujourd’hui, on a tendance à faire des bateaux jetables, déplore Roura. Nous, on a rénové complètement un bateau vieux de 13 ans en visant la fiabilité et la performance dans le gros temps. Ce choix convient parfaitement à ma conception d’un projet. La course elle-même n’en est qu’un épisode, même si c’est bien le plus fort. Mais c’est la préparation et la réalisation en équipe qui donnent du sens et du plaisir à l’ensemble et en font une vraie aventure.»
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Comme pour confirmer sa bonne conception, le voilier semble glisser sur la mer comme un savon humide sur des catelles, sous la poussée de cette jolie brise estivale au large de Lorient. Les 20 nœuds sont atteints sans problème. Le bateau se laisse barrer docilement. Les manœuvres se déroulent en toute sérénité. Le skipper suisse, alors tout juste sorti du premier confinement strict, était ce jour-là visiblement ravi de cette petite escapade. Il en avait profité pour contrôler des détails connus de lui seul et pour enregistrer quelques données que les analystes de son équipe allaient plus tard décortiquer sur ordinateur. Roura nous avait aussi expliqué, avec son inamovible gentillesse, les particularités de ce bateau qu’il connaît comme s’il s’agissait de son enfant.
A propos d’enfant, Billie est née le 9 juillet dernier! C’est la dernière surprise en date du capitaine et de sa fidèle seconde, son épouse Aurélia Roura Mouraud, qui l’épaule et le soutient depuis six ans. Le marin est le plus heureux des jeunes papas. Mais cela ne change en rien sa volonté de donner le maximum de lui-même dans cette course forcément périlleuse: «Presque tous les marins professionnels ont des enfants. Nous sommes des êtres humains comme les autres. L’arrivée de Billie va même m’inciter à naviguer le plus vite possible afin de pouvoir la reprendre dans mes bras sans trop attendre. Et j’espère qu’elle sera fière de son père dans quelques années si je réalise une belle course.»
Comme tous les skippers, Alan Roura est en quarantaine forcée depuis dix jours dans la petite maison familiale de Lorient avant de rejoindre Les Sables-d’Olonne. Avant même la décision du gouvernement français d’imposer un deuxième confinement, les organisateurs du Vendée Globe avaient en effet contraint à cet isolement les 33 navigateurs solitaires de cette édition, afin d’éviter que certains d’entre eux ne s’embarquent avec le virus dans leurs veines. Le regain de l’épidémie a aussi imposé la fermeture, aux Sables-d’Olonne, du village de la course. Et le fameux défilé des gladiateurs le long du chenal envahi par 300 000 spectateurs se déroulera cette fois sans âme qui vive, comme s’il s’agissait d’infliger une couche de solitude supplémentaire à ces 6 navigatrices et 27 marins.
En ce qui concerne le skipper suisse, la solitude marine n’est de toute manière pas un problème: «Je dirais même que, dans mon métier de skipper, c’est la seule configuration que j’apprécie et dans laquelle je suis efficace. J’aime être seul avec mon bateau, même si lors de mon premier Vendée Globe, il m’est quand même arrivé de trouver le temps long en fin de parcours. Mais comme cette fois je vais mettre au moins vingt jours de moins, il n’y aura pas de problème», conclut-il en riant de bon cœur.
éditorial: Le courage et la modestie
Par Philippe Clot
Qu’est-ce que le courage? Définir cette vertu par opposition à la lâcheté serait réducteur. Car ce mot vigoureux, dérivé de «coeur», résonne en nous de manière plus complexe qu’une simple maîtrise de la peur. Le courage, on le sent intimement, c’est beaucoup plus que l’impulsive témérité, que la fugace audace ou que la romanesque intrépidité. Le courage est un choix de vie. Platon définissait le courage comme «une fermeté secondée par la réflexion». C’est bien cette association volontaire du coeur et de la tête, cette synthèse des émotions et de la raison, cet engagement de toute sa personne qui font du courage une vertu cardinale. Voilà peut-être pourquoi le courage est rare aujourd’hui. On s’émeut en effet de tout sans réfléchir. Et on réfléchit sans vraiment s’émouvoir. Il existe pourtant des modèles de courage authentique. Alan Roura, par exemple. Le marin genevois s’apprête à s’embarquer, à 27 ans seulement, dans son deuxième Vendée Globe. Une course monstrueuse, qui exige un coeur vaillant et une tête bien faite pour survivre à ces trois mois de solitude au milieu de vagues parfois hautes comme des immeubles. Mais il a aussi fallu à cet humble héros de la détermination et de l’imagination, de la générosité et de l’égoïsme, de l’intelligence et de l’instinct pour mener à bien ses projets successifs, pour transformer les problèmes en solutions, convaincre des mécènes, motiver une petite équipe de potes, retaper de fond en comble des coquilles de noix pour en faire des bêtes de course.
Où a-t-il appris à être si courageux? Pas à l’école, en tout cas: Alan Roura a vécu toute son enfance et son adolescence en famille sur les mers du globe. Le secret de son courage permanent tient peut-être dans une autre qualité humaine peu contemporaine également: ses ambitions, ses envies et ses rêves sont directement proportionnels à son exquise modestie. Le courage, c’est aussi celui de l’humilité.