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Le musicien valaisan Alain Roche est connu pour jouer du piano suspendu dans les airs. A Munich, il s’est lancé dans une prestation au lever du soleil, du solstice d’hiver au solstice d’été, par tous les temps. Une ode à l’heure bleue et à ses ciels d’une beauté saisissante. Reportage en apesanteur.
Jade Albasini
19 décembre, 6h56, au-dessus du terrain vague qui accueillera la future Konzerthaus de Munich. Le musicien inventeur de Piano Vertical, Alain Roche, répète pour un marathon musical de six mois qu’il commence dans quelques jours, au solstice d’hiver.
© Gabriel MonnetSeuls les camions de livraison éclairent l’obscurité des ruelles. Tout le quartier derrière la gare de l’Est à Munich est encore endormi. A 5h30 ce matin de décembre, la grande roue et le marché de Noël si animé la veille diffusent une ambiance fantomatique. De si bonne heure, le bruit métallique d’une grue attire l’attention. Au bout de son crochet se tient un objet inattendu: un piano à queue transparent, illuminé de l’intérieur et renversé à la verticale. Dans quelques minutes, cet instrument de musique flottera dans les airs, suspendu à 8 mètres au-dessus du sol. Sur un tabouret adapté, attaché par un harnais, le musicien valaisan Alain Roche, «volant» dans un nouveau rapport à la gravité. C’est l’artiste romand et son équipe qui ont mis au point ce dispositif surréel et unique. Ensemble, ils ont «bricolé» ce piano énigmatique qui parcourt le globe depuis dix ans déjà.
Du 22 décembre 2023 au 20 juin 2024, sept jours sur sept, à l’aube, l’instrument prend son envol au centre de la zone urbaine de Werksviertel-Mitte, là où la nouvelle Konzerthaus de Munich sortira de terre. A quelques jours du premier concert aérien, «L’illustré» a eu le privilège d’assister à une répétition privée. Pour ce faire, le réveil a été matinal. Le thermomètre affichait 0°C. La scène, où une centaine de transats attendent les spectateurs de ces aurores musicales, scintille sous une fine couche de gel. «Les prochains mois promettent d’être extrêmes, avec le froid, mais c’est tout l’attrait de cette aventure. Suivre la cadence de la nature», sourit le pianiste de 50 ans, caché sous un bonnet noir.
Le musicien valaisan pose ici avec son piano à queue transparent, illuminé de l’intérieur. Cela fait dix ans qu’il voyage avec cet instrument de musique unique.
Gabriel MonnetLe musicien valaisan pose ici avec son piano à queue transparent, illuminé de l’intérieur. Cela fait dix ans qu’il voyage avec cet instrument de musique unique.
Gabriel MonnetLui est déjà bien réveillé, depuis 3 heures du matin: «J’ai un petit rituel que je réalise avant la performance.» Le pianiste s’entraîne d’abord physiquement avec des exercices de gainage pour tenir couché, les jambes en hauteur. Ensuite, place à une petite méditation. Puis séance d’habillage. Sous ses vêtements de scène, il porte un équipement de motard avec un système chauffant intégré. Comme pour les orgues dans les églises, un radiateur d’appoint (pas très puissant) a été fixé au-dessus des touches pour éviter que ses mains ne gèlent. «J’ai tenté de porter des gants, mais je n’avais plus le retour digital de ce que je jouais. Je perdais vraiment le sens du toucher. Et si j’ai les doigts glacés, cela m’empêche d’avoir toute ma dextérité», s’inquiète le pianiste. «Quand il pleut, j’ai de l’eau dans les yeux, mais ça me dérange beaucoup moins», ajoute-t-il, un peu amusé.
Il est 5h45. Alors qu’il s’est déjà échauffé dans le container où repose son piano après chaque concert, le Valaisan règle les derniers détails techniques avec son équipe en régie. C’est là qu’ils collectent en streaming les sons émis par les différents micros qu’ils ont placés dans plusieurs environnements pour son «Solstice to Solstice», une œuvre pianistique augmentée. «On enregistre des sons pour la plupart inaudibles à l’oreille humaine, comme la photosynthèse des algues ou la montée de la sève des arbres. Ils sont amplifiés parfois jusqu’à 1000 fois et ajoutés chaque jour à la composition», nous explique l’artiste musical. Les captations proviennent d’une forêt en Bavière, d’une grotte recluse, mais aussi d’un marécage. Et, clin d’œil au Valais, il inclut une ambiance sonore puisée sur le glacier d’Aletsch. Car même si Alain Roche est Jurassien, il vit dans le Vieux-Pays depuis 2010 avec sa compagne, la danseuse et chorégraphe Stéphanie Boll. Fasciné par l’aube, c’est là qu’il a eu l’impulsion d’un projet autour de l’heure bleue, ce moment entre la nuit et le jour. «Elle diffère continuellement, alors j’adapte le concert en fonction. La partition évolue mais aussi sa durée, qui suit la course du soleil, comme le paysage qui change au fil des saisons.» L’épopée munichoise va durer 182 jours. Et ce, quelle que soit la météo. «On le fera même s’il n’y a personne», sourit-il. A l’entrée de l’hiver, l’expérience séduit déjà des mélomanes en quête de sensations poétiques. Les réservations pour les premières matinées sont encourageantes. La rétribution se fait au chapeau.
C’est dans ce container qu’Alain Roche et son équipe accordent le piano et s’occupent des derniers réglages. Après le concert, l’instrument retourne rapidement sur son chariot «au chaud» pour éviter que le bois ne travaille trop à cause des températures froides.
Gabriel MonnetC’est dans ce container qu’Alain Roche et son équipe accordent le piano et s’occupent des derniers réglages. Après le concert, l’instrument retourne rapidement sur son chariot «au chaud» pour éviter que le bois ne travaille trop à cause des températures froides.
Gabriel Monnet
A 6h30, il est temps de soulever le piano pour le placer devant le canevas du ciel encore bleu foncé. «Si vous me trouvez la personne qui a eu cette idée absurde, vous pouvez me la ramener et je lui règle son compte!» ironise le pianiste en regardant sa montre de manière répétée. Car s’ils ne sont pas prêts, l’aurore, elle, ne va pas les attendre. Moins de cinq minutes avant le coup d’envoi, Alain Roche s’attache à son instrument. Les deux sont hissés à 8 mètres d’altitude. «J’avais le vertige, plus jeune, mais là, ce n’est pas si haut. J’ai déjà joué à 30 mètres, avec le piano qui dansait avec la grue», nous confiait-il en amont.
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Il est 6h56. Alors que des bribes de couleur se dessinent à l’horizon, les premières notes de musique résonnent. La performance se vit au casque pour une immersion totale. Alors que la mélodie inonde les oreilles d’une aura mélancolique, la peinture céleste commence sa transformation. Des arbres en ombres chinoises apparaissent. Les yeux absorbent une symphonie de coloris: d’abord, ce matin-là, un bleu roi infini, puis du violet éclatant, un rose poudré, un orange flamboyant et des traces de jaune citron. Les étoiles au-dessus d’Alain Roche s’évanouissent. Absorbé par cette parenthèse onirique, le corps oublie le froid. Là-haut, d’un mouvement, le pianiste marque la fin de sa prestation en relâchant les bras dans les airs. La vie urbaine reprend son grouillement. «Je ne voulais pas faire ce projet au crépuscule, car je souhaitais parler du commencement», sourit le Suisse avec optimisme.
Le concert aérien dure 48 minutes au solstice d’hiver et se prolongera petit à petit jusqu’en juin, suivant la durée de l’heure bleue, avant le lever du soleil. Le projet musical se cale sur le rythme de la nature.
GABRIEL MONNETLe concert aérien dure 48 minutes au solstice d’hiver et se prolongera petit à petit jusqu’en juin, suivant la durée de l’heure bleue, avant le lever du soleil. Le projet musical se cale sur le rythme de la nature.
GABRIEL MONNETDe retour dans la régie, il débriefe alors que son piano retourne dans son chariot. «Le bois travaille si on le laisse trop longtemps dehors. Donc il faut le mettre au chaud en priorité! Il est ensuite réaccordé durant l’après-midi», explique l’artiste. Grisé par son tête-à-tête avec l’aube, Alain Roche respire, soulagé après cet essai concluant. «Le mental et la musicalité peuvent combattre les températures fraîches. Je peux profiter de cette pièce pianistique à 100%.» Alors que la journée débute pour la majorité des Munichois, le musicien mange un morceau avant d’aller faire une sieste. L’après-midi, il adaptera la partition en fonction de ce qu’il nomme les captations sonores du jour. Une cérémonie quotidienne qu’il exécutera jusqu’au début de l’été. Ensuite, il ramènera la version finale de sa création musicale lors de la tournée suisse de «Summer Solstice», jouée à l’horizontale (c’est-à-dire en position classique) et prévue dans tous les cantons romands. «Ça ne m’intéresse pas d’être extraordinaire, mais sortir de l’ordinaire, oui!» C’est gagné. Aucun musicien sur le globe ne clôturera un marathon d’aurores musicales de six mois à la verticale, en le terminant à 3h54 du matin en juin pour célébrer le retour de l’été.
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