«Quelque chose d’étrange m’est arrivé en Haïti. C’était en 2010, je venais d’atterrir à Port-au-Prince en provenance de Los Angeles, invité au festival du livre et du film Etonnants Voyageurs. Pendant la journée, je me suis promené dans la ville. En rentrant le soir à l’hôtel, jʼai retrouvé mon ami l’écrivain haïtien Dany Laferrière. Il rentrait de Montréal. Nous sommes sortis et nous avons longuement discuté. Soudain, il y a eu une panne générale d’électricité. Plus une seule lumière nulle part. Nous avions très faim et nous ne savions absolument pas où aller. On n’y voyait rien. A ce moment-là, Dany s’est rappelé que sa mère lui avait donné quelque chose. «Nous avons à manger», me dit-il. Je lui demande: «Mais quoi?» Il me répond: «Un avocat et un morceau de pain.» Je rétorque: «Mais un avocat, ça ne va pas me suffire.» Il m’a dit: «Viens.» Et nous sommes montés dans sa chambre, où il a retrouvé son fruit à tâtons. Il a commencé à l’éplucher. Il était d’une taille tout à fait extraordinaire et devait peser 1 kilo. Moi qui pensais que j’allais devoir me contenter d’une petite portion, je n’avais jamais rien connu d’aussi gros.
L’avocat était juteux. Et plus vous en mangiez, plus vous aviez l’impression qu’il se multipliait à l’intérieur de votre bouche. Le bout de pain qui accompagnait tout ça donnait à ce repas improvisé quelque chose d’original. C’était le meilleur plat que nous ayons jamais dégusté. A la fin, nous étions totalement rassasiés. Une fois arrivés au bout de notre festin, nous avons senti des crépitements autour du bâtiment. La lumière est revenue. En constatant les dégâts que nous avions faits en mangeant dans l’obscurité totale, nous avons éclaté de rire. Depuis, je ne regarde plus les avocats de la même manière. Les circonstances ont rendu ce moment très particulier et mystérieux, dans le sens où nous devions imaginer, en photographiant au plus profond de nous-mêmes et en pleine conscience, ce que nous étions en train d’ingurgiter. Dans la clarté, vous regardez un bout de pain et vous l’avalez sans réfléchir. Je trouve qu’il y a une correspondance entre cette étrange expérience et le métier de romancier. La plupart du temps, quand j’écris, je pars dans l’inconnu. Je sais que je ponds quelque chose. Mais je ne sais jamais à l’avance où va aller mon personnage. Je suis dans les ténèbres et, chaque fois que j’arrive à finir un chapitre, c’est comme si j’avais fini de manger un avocat dans le noir et que la lumière jaillissait.»
Son actu:
«Le commerce des Allongés» (Seuil) est l’histoire d’un jeune homme qui a été injustement tué. Il revient parmi les vivants pour comprendre les raisons de sa mort, mais aussi pour se venger et retourner, une bonne fois pour toutes, au royaume des morts afin de connaître la paix.