- Le Festival de Cannes vous a décerné une Palme d’or d’honneur.
Et il vous consacre une affiche tirée
de «Plein soleil». Que vous évoque ce film?
- Alain Delon: Le départ de ma longue carrière. Le film de René Clément m’a fait connaître dans le monde entier, jusqu’au Japon, jusqu’en Chine. J’avais 24 ans en 1960. Il a fait de moi une star. Souvent, les gens pensent que j’ai fait «Plein soleil» après «Rocco et ses frères». Or, Visconti a dit: «Il y a un garçon qui joue dans "Plein soleil". C’est lui que je veux.»
- Selon vous, Cannes a-t-il tardé à vous rendre hommage?
- Oui, mais ils l’ont reconnu. Ils me l’ont souvent proposé. Mais je répondais qu’il fallait honorer les metteurs en scène qui ont fait ce que je suis devenu et à qui je dois tout: René Clément, Visconti, Melville, Losey. Tous ont disparu aujourd’hui et j’ai fini par accepter. J’ai un âge serein pour le faire.
- Quel est votre premier souvenir de Cannes?
- C’était en 1956 avec Jean-Claude Brialy. Je ne savais pas ce qu’était Cannes. J’étais un inconnu. Beaucoup de gens me demandaient si j’avais tourné. J’attirais l’attention. J’étais, paraît-il, pas mal foutu de ma personne.
- Quand avez-vous pris conscience de votre beauté sidérante?
- Ce sont les femmes qui m’en ont fait prendre conscience. J’ai fait du cinéma à cause des femmes et par elles en rentrant d’Indochine. Sans elles, je serais mort en voyou. J’étais parti à l’armée à 17 ans. A mon retour, un copain m’a dit: «Viens faire un tour à Saint-Germain-des-Prés.» Ce soir-là, j’ai rencontré une femme qui s’appelait Zizi, un peu handicapée. Elle avait une copine qui venait souvent la voir: la comédienne Brigitte Auber (elle a joué dans «La main au collet» d’Alfred Hitchcock, sorti en 1955, ndlr). Elle avait neuf ans de plus que moi. Un soir, ça a été le coup de foudre. C’est la première qui m’a sauté dessus en disant: «Mais tu ne te rends pas compte de la tête que tu as! Tu es fait pour le cinéma!» Et tout a commencé. Si je n’avais pas eu cette tête, je n’en serais pas là aujourd’hui.
- Jeune, quels sont les acteurs qui vous ont fait rêver?
- Il n’y en a pas beaucoup. Je n’étais pas un fondu de cinéma. Rue Catinat, à Saïgon, l’équivalent des Champs-Elysées, j’ai vu «Touchez pas au grisbi», avec Jean Gabin. Et ça m’a paru sublime. Plus tard, sur le tournage de «Mélodie en sous-sol» (sorti en 1963, ndlr), je lui en ai parlé. A l’époque, si on m’avait dit: «Tu vas rentrer en France et devenir le partenaire de Gabin», j’aurais dit: «Arrête tes conneries, oui!» J’étais un novice. Je n’y connaissais rien.
- Vous répétez souvent: «Je suis un accident.»
- Comédien est une vocation. Un mec qui veut faire ce métier suit des cours, va au conservatoire. Un acteur, c’est un accident, comme moi ou, plus tard, Tapie. Il est pris pour son physique, sa façon d’être que l’on met au service du cinéma. Avant de tourner «Quand la femme s’en mêle» (en 1957, ndlr), Allégret m’a dit: «Sois toi. Ne joue pas, vis!» J’ai appliqué ce conseil toute ma vie. Jean-Paul (Belmondo, ndlr), lui, est un comédien extraordinaire. Les acteurs, c’étaient Alan Ladd, Burt Lancaster, Gabin ou Ventura.
- C’est Lino Ventura qui vous a fait découvrir Crans-Montana.
- (Etonné.) Vous vous en souvenez? J’avais oublié. C’était à la suite du film «Les aventuriers» (1967, ndlr). Il y allait tous les ans. J’y suis retourné souvent, très heureux.
- Vous êtes Suisse depuis 1999 et résidez à Genève depuis 1978. Est-ce toujours un port d’attache?
- Plus que jamais! Depuis six mois, je suis en travaux dans mon appartement. J’étais locataire, j’ai réussi à acheter. Anouchka, ma fille, supervise le chantier. On termine la terrasse. J’ai aménagé un jardin, un sauna, un endroit pour déjeuner au soleil. Je vais enfin pouvoir y vivre cet été. C’est là qu’il y a eu cette histoire dramatique avec mon fils Alain-Fabien en 2011 (en l’absence d’Alain Delon, une jeune fille de 16 ans a été blessée par balle au ventre après la dispute de son fils et d’un tiers à propos d’une arme, ndlr).
>> Lire aussi: Dominique Warluzel, l’homme pressé était un enfant blessé
- Votre rapport avec Anouchka, dont on a appris qu’elle serait votre exécutrice testamentaire, est plus serein qu’avec vos fils. Pourquoi?
- Avec eux, c’est plus difficile. Peut-être parce que ce sont des garçons… Alain-Fabien a fait pas mal de conneries. Il a commencé à les faire à Genève, il y a vécu son enfance, y a fait ses classes. Jusqu’au jour où il s’est fait mettre dehors. Cela a failli coûter la vie à une adolescente. Depuis, il ne peut plus voir Genève. Il a trop peur. Il fait du mannequinat et du cinéma. J’ai deux superbes petites-filles grâce à Anthony, Liv et Lou, 18 et 23 ans.
- Cette année encore, Anouchka vous accompagne à Cannes. Quel souvenir avez-vous de votre première montée des marches avec elle, en mai 2010?
- J’étais fou de bonheur. A la fois fier et heureux. Etre à ses côtés m’a bouleversé. Le rapport père-fille est si particulier...
- Au lendemain du drame à votre domicile, vous m’aviez déclaré: «Mes fils se croient au cinéma. Pour eux, le super-flic ou le super-voyou, c’est papa!»
- Oui. On se dit qu’on est le fils d’Alain Delon et on ajoute: «Pourquoi on ne réussirait pas au cinéma?» Ils m’ont assez fait chier de ce côté-là. Je leur ai répondu: «Si j’étais resté ce que j’étais, fils de charcutier (il a fait son CAP dans la branche, ndlr), on aurait eu moins de problèmes.»
- Or, vous êtes devenu une star.
- Je précise que ce n’est pas vous qui le décidez, c’est le public. Sinon, vous n’en devenez jamais une.
- En 2017, vous déclariez ne pas avoir été un bon père. Faites-vous toujours le même constat?
- Non. Je ne pense pas avoir été un mauvais père. J’étais un père particulier, parce que je faisais un métier particulier.
- Une polémique venue d’Amérique a fustigé Delon le macho misogyne. Or, pendant la réalisation du «Samouraï», Nathalie, votre épouse, vous a giflé à la fin en disant: «Merci beaucoup pour ce tournage!» Vous vous en souvenez?
- Ah, ça oui, elle m’a giflé! Je ne sais plus pourquoi…
- Vous aviez été odieux. Elle raconte que Jean-Pierre Melville a dû vous filmer de l’autre côté car vous aviez la marque de ses doigts sur la joue…
- (Agacé.) Ce que je peux dire maintenant, en marge de cette espèce de connerie «misogyne, macho» et tout le reste, c’est que dans ma vie j’ai été plus giflé par des femmes que je n’en ai giflé. (Sur un ton sec.) Eh oui, beaucoup plus! Je n’en ai pas parlé et je n’ai pas appelé les flics. Je sais pourquoi je les ai reçues.
- Pourquoi?
- Vous savez très bien! On s’engueule et, si jamais un jour on a un écart, eh bien on se prend une grande tarte dans la gueule.
- Pourquoi Nathalie Canovas a-t-elle été la seule Mme Delon?
- Parce que l’histoire est un éternel recommencement. Il s’est passé avec elle ce qui s’est passé avec mes parents lorsque j’avais 4 ans. Un divorce. Après, ils m’ont placé dans des familles d’accueil. Nathalie, c’était pour la vie, on a été très heureux, on a fait un enfant, Anthony. Un jour, on a décidé de se quitter. J’ai dit: «Je ne me marierai jamais plus.» Je ne voulais pas que l’histoire se renouvelle, finir comme Eddie Barclay et ses six femmes. Quand j’ai rencontré d’autres amours, comme ma regrettée Mireille Darc, je lui ai dit: «Tu sais, Mimi, il faut que tu saches que je ne t’épouserai jamais, car je ne me marierai jamais plus.» Elle, je pensais qu’elle deviendrait la femme de ma fin de vie.
- Si c’était à refaire, épouseriez-vous Romy Schneider?
- On dit toujours ça quand les gens ne sont plus là. Ce n’est pas impossible… Mais, même mariée avec moi, elle ne serait plus de ce monde. Romy n’est pas partie par hasard en 1982. Elle est morte parce qu’elle n’a jamais supporté la fin atroce de David, son fils. Il s’est planté accidentellement sur la pointe de la grille d’un portail (l’artère fémorale a été perforée, ndlr). Une horreur!
- Curieusement, il ne s’est jamais rien passé entre Brigitte Bardot et vous. Pourquoi?
- Notre amitié a tout dépassé. Et on est très heureux ainsi.
- Lors des obsèques de Mireille Darc, en 2017, on vous a vu embrasser Johnny Hallyday. C’était sa dernière apparition publique. Dans son autobiographie, il dit de vous: «Des fils invisibles nous relient.»
- (Etonné.) C’est très beau, je l’ignorais et ça me touche beaucoup.
- Vous êtes deux enfants abandonnés. C’est ça qui vous reliait?
- C’est possible. On ne l’a jamais évoqué ensemble. On s’aimait beaucoup. On se téléphonait du monde entier. Il me disait: «Tu es là?» Je lui disais: «Je suis là pour toi, tu es là pour moi.»
- Vous avez toujours dit que vous régleriez votre succession de votre vivant. Notamment en mettant vos tableaux à l’encan dès 2007.
- Cela fait plus d’un an que les enfants Hallyday se déchirent dans la presse. Moi, je déteste plus que tout les ventes posthumes. J’ai déjà organisé avec mes avocats suisses pratiquement tout ce qui se passera le jour où je devrai partir. Je ne veux surtout pas que ce soit la curée.
- Vous vendrez votre propriété de Douchy (Loiret) où reposent vos 30 chiens dans un cimetière?
- Dès que je peux. Ma fille voulait garder le domaine, mais une personne seule ne peut pas s’en sortir. Douchy me coûte une fortune en entretien.
- Si vous étiez en proie à une maladie incurable, auriez-vous recours à Exit?
- Exit Suisse, je trouve ça grandiose. Je suis totalement pour. Il y a un côté très propre, net. Tu es dans ta chambre avec les gens que tu veux, avec les amis que tu as choisis. Ce sont tes derniers moments, mais c’est toi qui décides, personne d’autre. Par rapport à ce que l’on voit dans le monde, en France l’affaire Vincent Lambert (maintenu dans un état végétatif pendant plus dix ans, ndlr)... Exit, c’est ton droit. On est d’accord ou pas, mais au moins on a le droit de le faire. Je suis totalement pour.
>> Lire aussi: Alain Delon, en Suisse pour surmonter le mal
- Vous n’avez jamais succombé à la drogue et à l’alcool. La discipline militaire vous a-t-elle sauvé?
- Non, c’est ma nature. La drogue, à l’époque, il fallait être VIP et riche comme Cocteau ou Jean Marais. Maintenant, c’est tous les mômes, tous les acteurs.
- Vous pas?
- Je ne me suis jamais camé. Ni à l’héro ni à la coco. J’ai fait la foire chez Régine, c’est tout. J’ai beaucoup fumé, en revanche. Deux paquets par jour. J’ai arrêté à 50 ans, sinon j’allais en mourir.
- Votre drogue, c’est la solitude?
- La solitude, mes chiens – j’ai encore deux bergers belges – et mon boulot.
- Votre retour au cinéma ou au théâtre, c’est pour quand?
- Au cinéma, il y a peu de chances. Le théâtre sera la fin de ma vie. Ma pièce, je l’ai. J’attends d’être en forme pour terminer par «Crépuscule d’un fauve» de Janne Fontaine.
- Qu’est-ce qui vous en empêche?
- Jouer tous les soirs n’est pas facile. J’ai eu un problème de prothèse à la hanche. Il ne faut pas que je marche en boitant. Il ne faut pas que je marche trop non plus, sinon je me casse la gueule. Après, basta! Sauf si je tourne sous la direction d’une femme.
- A qui pensez-vous?
- Nicole Garcia, Lisa Azuelos, Maïwenn. Gabin disait: «Pour faire un film, il ne faut qu’une seule chose: une bonne histoire.»
- Les Gilles Lellouche, Cluzet, Canet sont-ils vos héritiers?
- (Eclat de rire.) Ha! ha! ha! Là, je préfère ne pas répondre. Ha! ha! ha!
- Qui trouve grâce à vos yeux?
- Il y en a peu. Je reste sur les générations d’hier ou d’avant-hier. Sophie Marceau, je la trouve grandissime. Vincent Cassel. Et un type que j’ai fait débuter, Vincent Lindon. C’est un très grand acteur.
- A l’intérieur, vous vous sentez
quel âge, Alain Delon?
- Je me sens très jeune. Le général de Gaulle disait: «Vieillir est un naufrage.» Comme la voiture
de 400'000 bornes, il manque un peu d’eau, d’huile, tu as les pneus dégonflés… On ne peut rien y faire, c’est ce qu’on appelle l’âge. Tu perds la tronche, la vue. Tu te lèves et, merde, tu as mal à la cheville. Tu te cognes. Ah là là, ce n’est pas drôle du tout. Vieillir, c’est chiant!