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Alain Berset: «J’aurais pu dire stop, je ne suis pas une machine!»

Mis sous pression pendant la crise du covid, menacé physiquement, le ministre de l’Intérieur a tenu bon. Mais qui est l’homme derrière le costume? Rencontre à Fribourg avec le président de la Confédération 2023, passionné de jazz.

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Alain Berset

 

En apercevant Alain Berset en plein cœur de Fribourg le 16 décembre dernier, quatre adolescents, heureux de croiser leur conseiller fédéral, lui ont demandé un selfie.

Nicolas Righetti / lundi 13
Didier Dana

On l’a dit fatigué, fragilisé, isolé et même prématurément vieilli. Lorsqu’il arrive d’un pas énergique au Conservatoire de Fribourg, Alain Berset, 50 ans, fait mentir les observateurs. Casquette sur la tête, chemise blanche sur un jean, manteau trois quarts, le chef du Département de l’intérieur est très «fit».

«Il fait dix ans de moins que son âge», s’étonne notre photographe. Tout sourire, Alain Berset est venu retrouver Christophe Tiberghien, son ancien professeur de piano jazz. A peine arrivé, le ministre mélomane plaque une suite d’accords sur un Steinway. On sent des influences à la Keith Jarrett. Le clavier le libère. «Je suis dans mon monde. C’est très intime. C’est le reflet de ce que je suis vraiment», confie-t-il. Absorbé par sa passion, il échange avec son hôte sur les techniques d’improvisation, dont il a été l’élève doué dans la vingtaine.

«L’illustré» souhaitait rencontrer l’homme plutôt que le conseiller fédéral en poste depuis onze ans. Qui est-il derrière cette silhouette monochrome, crâne lisse et sourcils noirs? D’abord figure de proue populaire pendant la pandémie, il est devenu, au cours de la crise, la cible de critiques et de menaces. On voulait connaître, derrière le président de la Confédération 2023, Alain face B.

On le retrouve devant une Guinness au Café des Arcades, à proximité de la cathédrale. Sur le chemin, une passante ravie l’a interpellé, quatre ados lui ont demandé un selfie. «Berset, on l’aime», commentent ceux qui le croisent. Serait-il cool? «A kind of cool», pour paraphraser Miles Davis. L’animal politique, rapide et ambitieux, n’est jamais loin.

Alain Berset

Au Conservatoire de Fribourg, Alain Berset retrouve son ancien professeur de piano jazz, Christophe Tiberghien. «On se retrouve comme il y a vingt-cinq ans. Alain improvise et fait sonner l’instrument. Il a vraiment une attitude de jazzman.» 

Nicolas Righetti/Lundi13

- Alain Berset, on se serre la main, on ne porte pas de masque. La pandémie ne serait-elle plus qu’un mauvais souvenir?
- Alain Berset: 
Je ne sais pas si elle est finie, mais elle est maîtrisée. Dès lors, les barrières tombent. Et ça fait du bien.

- «Le Dieu du monde, c’est le Plaisir», écrivait Gérard de Nerval. Quels sont les vôtres pendant les vacances avant votre année présidentielle? 
- Pour moi, le Dieu du monde n’est pas le plaisir, mais le désir. C’est l’envie de réaliser quelque chose. Je passe mes vacances à la montagne. Je skie, je lis, j’aime écouter de la musique. J’ai terminé «Le mage du Kremlin», le roman de l’Italo-Franco-Suisse Giuliano da Empoli, finaliste du Goncourt. D’autres ouvrages m’attendent. J’ai des goûts musicaux très éclectiques et un intérêt pour la musique électronique avec toujours un fond de jazz. 

- Il y a quinze jours, un jeune Iranien déclarait avant d’être exécuté: «Ne pleurez pas, soyez joyeux et écoutez de la musique.» Dans son pays, c’est un outil de transgression. Que représente la musique pour vous?
- Tout d’abord, il n’y a pas de mots pour qualifier la situation que vous décrivez. Ensuite, en Iran, comme partout où la situation est difficile, la culture joue un rôle central. Elle est l’expression de notre humanité. La musique est quelque chose de très fort et de très important dans ma vie. Le piano s’apparente à de la méditation, plus précisément à de l’introspection. C’est mon jardin intérieur. 

- On semble deviner votre vraie nature derrière ce que vous jouez. Cela évoque Keith Jarrett. 
- En effet. J’avais en tête son titre «Encore from Tokyo» (Sun Bear Concerts, 1976, ndlr). A travers ces notes, vous avez eu accès à celui que je suis vraiment. Ma fonction de conseiller fédéral, je lui consacre énormément d’énergie, mais elle n’est qu’une petite partie de moi. 

- A quand remonte votre attirance pour le jazz?
- Je viens d’une famille dans laquelle la musique tient une grande place. Lorsque j’étais enfant, ma maman, avec laquelle je n’ai que dix-neuf ans d’écart, était très engagée dans le chant choral, une immense tradition fribourgeoise. Entre 6 et 13 ans, j’ai rejoint le chœur d’enfants des Marmousets. J’ai commencé le piano classique vers 5 ou 6 ans et il ne m’a plus quitté. Avec le temps, j’ai eu besoin d’un peu plus de liberté musicale. Le jazz est alors devenu mon mode d’expression.

- Vous en écoutiez souvent?
- A part la radio, l’accès à ce genre de musique était limité; nous n’avions pas de disques de jazz à la maison. Vers 18 ans, mon père m’a offert un coffret de CD. Je m’en souviens avec émotion. Il a voulu me faire plaisir et s’est donné la peine d’aller l’acheter alors qu’il ne connaissait pas le jazz. Par la suite, j’ai déchiffré les standards et étudié au conservatoire. Le fait d’écouter de la musique en ligne m’a permis, ensuite, d’explorer un champ immense. 

- Comment vous est venu le goût pour la politique, alors que vous vous destiniez à la recherche universitaire en économie?
- C’est arrivé un peu par hasard, en 1999, avec la Constituante fribourgeoise, chargée de la révision complète de la Constitution. Cette tâche a été confiée à une assemblée de 130 membres spécialement élue. J’avais 27 ans, j’ai été approché par le Parti socialiste et je me suis vraiment impliqué. 

Alain Berset

Le Festival des soupes mélange culture et mixité sociale. C’est le projet d’Eric Mullener (à g.), directeur de La Tuile. On y écoute de la musique en dégustant gratuitement un bol de soupe.Tout en préparant les légumes, les bénévoles devisent avec Alain Berset. Ici, le ministre a très souvent donné un coup de main. 

Nicolas Righetti/Lundi13

- Qu’est-ce qu’il y a de profondément socialiste en vous, qui êtes au Conseil fédéral depuis onze ans où règne le consensus?
- Les valeurs de base. Mon grand-père était employé aux CFF. J’ai vu ce que signifiait, pour lui, l’engagement dans les mouvements syndicaux. J’ai la profonde conviction qu’une action collective peut améliorer le sort de toutes et tous. A cela s’ajoutent le soutien et la solidarité. 

- La période de Noël est synonyme de recueillement. Etes-vous croyant? 
- J’ai été élevé dans un environnement croyant et pratiquant. Ça s’est estompé ensuite. Croyant? C’est une interrogation complexe à laquelle je me confronte avec modestie. C’est de l’ordre du ressenti plus que du jeu de l’esprit construit.

- Cela vous a-t-il aidé pendant la pandémie?
- Non. Ce qui m’a aidé à tenir, c’est la stabilité de mes racines et l’équipe qui m’entourait. Les enjeux politiques étaient immenses. Nous avons vécu des moments de pression inimaginables. J’ai été confronté à des situations qui m’ont quasiment empêché de travailler. Quand vous sentez autour de vous une menace physique, cela devient très compliqué. 

- Vous n’étiez pourtant pas le seul à prendre les décisions. Que s’est-il passé?
- En mars et avril 2020, la pandémie a créé un choc qui a duré jusqu’à l’été. Tout le monde espérait que cela finisse, mais à l’automne, lorsque de nouvelles fermetures d’institutions, de restaurants ont dû être envisagées et même si l’immense majorité a compris que nous n’avions pas d’autre choix, des groupes ont voulu s’y opposer. Il leur fallait un fautif. Un responsable. J’ai fait des propositions et le Conseil fédéral a pris les décisions. Comme je les présentais et les expliquais, cette présence dans l’espace public a focalisé l’attention sur moi. 

- Ce fut un défi à la fois physique et mental. Plus jeune, vous avez pratiqué l’athlétisme. C’est utile dans les moments d’extrême tension? 
- J’ai couru sur 400 et 800 mètres. Sans être spécialement talentueux, j’ai appris ce qu’était la force du travail et de l’engagement. D’autres s’entraînaient moins, mais allaient beaucoup plus vite (rires). Au départ d’une compétition, au regard du travail investi, j’avais souvent de l’appréhension. Et même peur, parfois. J’ai appris à gérer cette peur et à rester concentré sur mon objectif. 

- Vous auriez pu craquer pendant cette crise historique? 
- Je suis allé aux limites en termes d’engagement et de volume de travail. Si ce que j’ai traversé avec mes équipes et ma famille m’avait écrasé, je ne serais plus là pour continuer. Par exemple, du 23 février au 9 avril 2020, nous avons œuvré dix-huit heures par jour, sept jours sur sept, presque sans pause. Je n’ai pas vocation à être détruit par la pression et par mon activité. Au contraire. Maintenant, l’engagement reste très élevé, mais il est gérable et je vais bien.

Alain Berset

Ruth Lüthi, conseillère d’Etat fribourgeoise (PS) pendant quinze ans, est la marraine d’Alain Berset en politique. «Je suis admirative de son parcours. Malgré sa charge, il a su rester lui-même», dit-elle au Café des Arcades.

Nicolas Righetti/Lundi13

- L’an dernier, vous avez déclaré à l’occasion d’une rencontre avec nos lecteurs: «Nous avons passé tout près d’une pénurie du médicament qui permet de maintenir les gens dans le coma artificiel lors d’une intubation. Ce dossier me réveillait la nuit.» Pourquoi?
- Ce n’était pas qu’une image. Ce médicament existait en Suisse, en mains privées, et il risquait d’être exporté rapidement. En cas de nécessité absolue, nous pouvions le réquisitionner d’une minute à l’autre. On aurait pu m’appeler à 4 heures du matin et me dire: «La décision doit être prise maintenant.» Dans le même ordre d’idées, nous avons été informés le 8 mars 2020 au milieu de la nuit que l’Italie fermait ses frontières avec la Suisse, ce qui aurait pu provoquer de graves problèmes avec le personnel de santé travaillant en Suisse. Avec le téléphone allumé nuit et jour, mon sommeil était constamment occupé par des problèmes de travail. 

- A quelle heure vous réveillez-vous généralement?
- Vers 6 h 30. Je ne suis pas tellement du matin, je trouve ça un peu pénible. L’idéal serait 7 h 30. Je ne fais pas partie de ceux qui prétendent qu’ils n’ont besoin que de quatre heures de sommeil. Il m’en faut sept.

- Cela, avez-vous dit, «a été dur émotionnellement». Qu’avez-vous éprouvé?
- Depuis mon élection en 2011, je fais ce job du mieux que je peux, mais d’autres l’auraient fait au moins aussi bien. A un moment, je me suis dit: «Je donne tout pour le pays. J’ai fait des sacrifices sur le plan privé. La moindre des choses, c’est de pouvoir agir dans des conditions correctes.» Et, au moment où je donne plus que tout, en pleine crise du covid, la seule chose qui arrive, ce sont des menaces brutales. Je me suis demandé: «Pourquoi fais-tu encore ça?»

- Léonore Porchet a déclaré dans «24 heures»: «L’arène politique est dure, mais on n’y entre pas pour que ses enfants soient menacés de mort.» Vous auriez pu dire stop?
- Oui, clairement. Il faut bien que quelqu’un fasse ce travail. Je l’ai cherché et voulu. Mais il y a une limite. Je ne suis pas une machine. Cette limite n’a pas été atteinte. Elle aurait pu l’être. On ne le dit pas assez, mais nous avons reçu des dizaines et même des centaines de milliers de cartes postales, de lettres, d’e-mails, disant: «On est avec vous.»

- Au même poste que le vôtre, d’autres ont-ils renoncé?
- En Autriche, les ministres de la Santé ont changé chaque année durant la pandémie (Rudolf Anschober, épuisé, a jeté l’éponge en avril 2021; son successeur, Wolfgang Mückstein, en mars 2022, ndlr). Très honnêtement, cela aurait pu être une possibilité. Paradoxalement, ce qui m’a aidé, c’est de savoir que si je n’en pouvais plus, c’était possible d’arrêter.

- Vous êtes de nouveau président de la Confédération. Quelle est votre boussole dans un monde où tout peut arriver?
- C’est de se rappeler que rien n’est donné pour toujours. Il y a, aujourd’hui, moins de populations vivant dans un Etat démocratique qu’il y a vingt ans. L’héritage des Lumières n’est pas éternel. La société peut régresser. D’où la valeur et l’intérêt de l’action collective et politique. Dans ces moments-là, il convient de se recentrer sur nos institutions, stables et solides. Nous avons une continuité gouvernementale depuis 1848, date de la fondation de la Suisse moderne. Le gouvernement n’a jamais été changé en bloc. Quand on le dit à l’étranger, personne ne nous croit. Nous sommes le seul pays au monde dans lequel la gestion de la crise et la question du covid ont été soumises deux fois à votation populaire. C’est fondamental. 

Alain Berset

«Parlons-nous les yeux dans les yeux, sans se cacher derrière le paravent des réseaux dits sociaux»

Nicolas Righetti/Lundi13

- Cette année sera-t-elle placée sous l’égide des retrouvailles?
- La cohésion sociale, le respect et le contact. C’est aussi une critique faite aux réseaux dits sociaux. Il faut se parler en se regardant dans les yeux. Si on a une critique à formuler, il faut la faire sans se cacher derrière je ne sais quel paravent.

- Qu’est-ce qu’on peut vous souhaiter en 2023 et qu’aimeriez-vous souhaiter aux Suissesses et aux Suisses qui nous lisent?
- La seule chose qui compte vraiment, c’est d’être heureux. Après, il faut que les conditions soient réunies et il faut y travailler. C’est le seul but qu’on devrait poursuivre dans la vie. Ce n’est pas facile tout le temps et pour tout le monde. 

- Dans une Suisse qui aurait quels contours?
- Une Suisse dans laquelle chacune et chacun puisse développer ses potentiels, puisse avoir accès à de bonnes conditions de vie, à la santé ou à la formation. C’est aussi d’offrir des perspectives aux jeunes générations, afin qu’elles puissent trouver les activités qui vont les intéresser et qui vont leur permettre de subvenir à leurs besoins. Le monde d’aujourd’hui n’est pas simple. Mais, en Suisse, nous avons de bonnes conditions pour y parvenir.

- Vous avez déclaré vouloir rester au Conseil fédéral après 2023. Pour y faire quoi et, s’il fallait se projeter, quelle serait votre vie après?
- Le domaine de la santé demande une certaine expérience et du temps. C’est un avantage. J’ai de gros projets en cours. Je vais les poursuivre. Vous avez vu qui je peux être en dehors de mes responsabilités politiques. Un des éléments qui me font tenir pour mener à bien ces projets, c’est précisément de savoir que je pourrai, le moment venu, faire ce dont j’ai envie.

- On vous a découvert pilote d’avion de façon rocambolesque l’an dernier. Pourquoi pilotez-vous?
- J’ai toujours eu envie et besoin d’apprendre de nouvelles choses. J’aime me confronter à des mondes auxquels je ne connais rien. Il y a une vingtaine d’années, c’était la voile. La même curiosité m’a animé pour l’aviation.

- Avec votre casquette ou votre Borsalino, vous avez parfois des allures de comédien. Jouer dans un film vous tenterait-il? 
- (Rires.) C’est drôle, je l’ai fait à 17 ans, avec des copains de l’école secondaire. Mon intervention dans ce film amateur est restée dans toutes les mémoires comme une catastrophe absolue. Je pense n’avoir aucun talent pour ça. Mais je vous remercie pour la proposition! 

Par Didier Dana publié le 5 janvier 2023 - 09:05