- Monsieur le conseiller fédéral, comment allez-vous?
- Alain Berset: Je vais bien, merci. Je vous rejoins après une journée bien remplie. Je me suis levé très tôt. J’étais à Genève, où j’ai prononcé un discours à l’occasion du Sommet international sur les zones de haute montagne, avant de revenir à Berne pour préparer la séance du Conseil fédéral.
- Vos journées de travail sont-elles toujours aussi intenses?
- C’est un engagement de chaque instant. Le travail de conseiller fédéral, c’est facilement 80 heures par semaine et cet engagement est omniprésent dans ma tête.
- Comment fait-on pour garder un corps «fit» dans un tel marathon?
- On court un marathon, justement. Ça va peut-être vous sembler bizarre, car mon travail peut paraître a priori plutôt cérébral, mais la politique est très prenante physiquement. On est sans arrêt en mouvement. On se presse dans les séances avec les différents offices, les débats parlementaires, les événements dans toute la Suisse ou à l’étranger. On brûle des calories.
- Faites-vous des check-up réguliers?
- J’ai fait un bilan complet au sortir de mon année de présidence (ndlr: en 2018) et tout va bien. J’essaie de faire régulièrement un peu de sport et je me connais assez bien. Je sais voir quand l’épuisement me guette.
- Que faites-vous alors?
- Je demande à mes collaborateurs les plus proches d’alléger mon programme pour que je puisse reprendre mon souffle. Cela s’est produit une ou deux fois. Je me souviens par exemple de la fin de la session d’hiver, lors de ma première année au Conseil fédéral. J’étais vraiment fatigué. Déterminante pour mon travail, mon équipe a encore renforcé son soutien et j’ai pu ensuite reprendre mon rythme habituel.
- Nous souhaitions parler avec le ministre de la Culture de la question des langues et des rapports entre les Romands et les Alémaniques et vous nous avez spontanément proposé le Café du Gothard, à Fribourg.
- Oui, car c’est ici que se rencontrent toutes les couches de la société fribourgeoise et nous sommes à quelques mètres de la Sarine, qui marque la frontière entre nos deux langues. Une fondue moitié-moitié me semblait également symboliquement intéressante. La fondue est comme la Suisse: c’est le mélange, la diversité. J’aime l’idée de cet échange qui dure et où tout le monde partage le même caquelon. C’est d’ailleurs un peu mon arme diplomatique.
- C’est-à-dire?
- J’invite chaque année des collègues du Conseil fédéral à en partager une avec moi. Cette petite tradition a commencé avec Ueli Maurer car, pour tout vous dire, il m’en avait fait goûter une qui n’était franchement pas terrible. J’ai voulu lui faire découvrir ce qu’est une bonne fondue. Et j’ai aussi invité à la maison Jeremy Hunt, l’ancien ministre britannique de la Santé et des Affaires étrangères, pour la fondue. C’était très fertile pour la compréhension mutuelle.
- S’il suffisait d’une fondue… On a le sentiment que les deux principales parties du pays ne la mangent plus vraiment ensemble et que la cohésion est en danger.
- C’est quelque chose que j’entends, mais que je ne ressens pas au contact des gens.
- Les chiffres sont pourtant parlants. Seulement 2% des jeunes de ce pays font un échange linguistique.
- Vous avez raison, c’est beaucoup trop peu. C’est la raison pour laquelle le Conseil fédéral, en partenariat avec les cantons, entend donner à chaque élève la possibilité de faire un échange au minimum une fois pendant sa formation et faire en sorte que les enseignantes et les enseignants puissent se former de manière plus efficace à travers ce type d’échanges. Entre 2021 et 2024, la Confédération va engager 10 millions de francs supplémentaires afin de soutenir cette volonté politique.
- Que vous dites-vous lorsqu’un chasseur de têtes affirme que ce n’est pas important que le futur patron des CFF parle le français?
- Que c’est un manque total de respect et de connaissance de notre pays.
- En même temps, le nouveau chef de l’armée nommé par le Conseil fédéral ne le parle pas vraiment…
- C’est une chose de ne pas maîtriser une langue au début d’un mandat, c’en est une autre de ne toujours pas la maîtriser deux ans plus tard. Nous pourrons en reparler à ce moment-là.
- Dans notre société libérale, même si ça ne fait pas plaisir aux Romands, n’est-ce pas la responsabilité de la minorité de faire un pas vers la majorité, notamment en matière de langues?
- La Suisse n’est pas comme la moitié-moitié, ce n’est pas du 50/50. On ne peut pas affirmer qu’une partie domine et que l’autre doit s’adapter. Les Alémaniques oublient d’ailleurs souvent que l’Arc lémanique est un moteur économique essentiel du pays. Il n’y a pas que le triangle autour de Zurich. Mais à la fin, ce n’est pas une question de qui est fort ou non, ni de chiffres; c’est un état d’esprit, une volonté de faire des choses ensemble. La Suisse n’existerait pas si elle était privée de l’une des quatre cultures qui la constituent.
- Etes-vous perçu de manière différente des deux côtés de la Sarine?
- Oui, je crois.
- Avez-vous le sentiment d’être jugé plus durement par les Romands?
- La Suisse romande attend logiquement plus de l’un des «siens». De plus, les Romands me voient depuis plus longtemps dans les médias et sur le terrain que les Alémaniques. Ceux-ci me connaissent surtout depuis ma présidence du Conseil des Etats en 2009 et mon accession au Conseil fédéral en 2012.
- Comment jugez-vous la santé des Suisses de manière générale?
- Globalement, la Suisse et les Suisses vont bien, mais il est difficile de faire des généralités. Il existe bien sûr des différences et il est essentiel que toute la population ait accès à des soins de qualité et finançables.
- On surinvestit aujourd’hui dans son travail de peur de le perdre et de ne plus en retrouver, on passe à côté de ses enfants, peut-être a-t-on encore un parent malade dont on doit s’occuper: ne pensez-vous pas qu’une fatigue générale s’installe?
- C’est un fait: en une seule génération, la pression sur le marché du travail a augmenté en raison de la concurrence globale que subissent les entreprises. Il faut plus que jamais maîtriser les langues, le marché du travail a changé et une partie de la population risque de se retrouver sur la touche si nous n’encourageons pas la formation. La conciliation entre vie professionnelle et familiale est nécessaire, car les modèles de vie en famille ont changé. Le rôle de la politique, c’est d’accompagner cela. Les aides financières de la Confédération ont par exemple permis la création de plus de 60 000 nouvelles places d’accueil extrafamilial pour les enfants. Et nous avançons dans la reconnaissance des proches aidants.
- Justement, les proches aidants, que faites-vous concrètement pour les soulager?
- L’engagement des proches aidants est inestimable pour la société. Mais concilier travail et tâches d’assistance est très difficile. Les proches aidants ont besoin non seulement de notre reconnaissance, mais aussi de notre soutien. C’est pourquoi le Conseil fédéral propose parmi d’autres mesures d’accorder un congé payé de 14 semaines aux parents d’enfants gravement malades. Les tâches d’assistance doivent également être considérées comme un travail et être prises en compte dans le calcul de la rente AVS.
- La digitalisation fait disparaître des jobs sans aucune certitude qu’ils soient remplacés par d’autres. Ne craignez-vous pas que nous allions dans le mur?
- Ce qui peut nous rendre optimistes, c’est que cela n’est pas la première fois qu’une telle révolution technologique arrive et que la Suisse a toujours su y faire face avec une formidable intelligence collective. Je vous rappelle qu’en dehors de l’Angleterre, notre pays a été le premier à s’industrialiser. Notre niveau de formation est aujourd’hui excellent, ce qui fait que nous sommes bien armés pour appréhender ce virage.
- Et ce qui vous rend pessimiste?
- Contrairement à la révolution industrielle, la révolution numérique se fait en une génération. J’ai moi-même 47 ans et j’ai commencé ma vie professionnelle à une époque où il y avait encore des machines à écrire dans les bureaux. C’est un monde qui a disparu. C’est la raison pour laquelle la formation continue est un facteur clé pour s’en sortir dans ce nouveau monde. Je suis conscient que pour de nombreuses personnes, se retrouver au cœur de ce changement implique beaucoup de stress.
- Dans une société où l’on est considéré comme senior à 47 ans par les agences de «consulting», ce sont désormais les quinquagénaires qui galèrent. Certains finissent sur le carreau…
- ... et la très grande majorité retrouve heureusement du travail! On connaît tous des parcours de personnes qui sont en difficulté sur le marché du travail à plus de 50 ans, mais ce n’est en réalité qu’une minorité. Cela dit, leur situation peut parfois devenir très difficile. Une des réponses à cela, c’est la proposition du Conseil fédéral: une personne qui a perdu son emploi à 58 ans et qui perd ensuite son droit au chômage doit pouvoir bénéficier d’un système de prestations transitoires jusqu’à la retraite afin de ne pas tomber dans l’aide sociale.
- Est-ce que ce sera finançable, à l’heure où on peine déjà à trouver de l’argent pour nos retraites?
- Le problème que je viens d’évoquer touche environ 4400 personnes. A long terme, ces prestations coûteront 230 millions de francs par année. Parallèlement, les prestations complémentaires et l’aide sociale économiseront 50 millions de francs par an; 230 millions, ça peut paraître beaucoup, mais en comparaison, l’AVS verse par exemple des prestations qui se montent à quelque 44 milliards de francs par année.
- Et les jeunes, comment vont-ils avancer dans leur vie, savoir à quoi se former alors que l’avenir n’est pas écrit?
- Je suis optimiste et je ne me fais pas trop de souci pour eux! Les jeunes sont nés dans un monde qui change très vite. Ils y sont habitués et le maîtrisent plutôt bien.
- Que conseillez-vous personnellement à vos enfants pour avancer dans ce monde où nous n’avons justement plus de certitudes?
- Vous savez, le monde actuel pousse tous les jeunes à être flexibles, beaucoup plus que les anciennes générations. C’est une donnée de base. Je leur conseille en tout cas de développer un maximum de compétences. Il faut aussi avoir envie de courir, de faire des choses, d’essayer!
- N’êtes-vous pas un peu prisonnier de votre bulle optimiste?
- La constante dans notre histoire, c’est que dans la majorité des cas, l’optimisme était la bonne solution. C’est l’optimisme de notre pays qui a fait que la seule révolution libérale d’Europe a réussi en 1848, qu’on a investi massivement dans les transports publics et c’est encore l’optimisme qui nous pousse à entreprendre. Il faut avoir confiance pour avancer vers l’avenir, sinon on fait du surplace.
- Concrètement, comment doit s’exprimer cette confiance?
- En investissant. Dans la transition énergétique, dans la numérisation et dans la formation. C’est ce qui nous permettra de préserver le bien-être de notre pays. Nous devons également garder en mémoire ce qui fait notre force: les traditions, les racines et, fondée sur ces racines, une très grande ouverture.
- Votre parti a été malmené aux dernières élections, ça ne doit pas vous faire plaisir…
- Les citoyennes et citoyens veulent des actes en matière d’environnement et ils ont donc voté pour les Verts, dont le nom est déjà tout un programme. Je ne me réjouis pas des pertes de mon parti, mais je prends acte avec satisfaction d’une avancée générale des forces progressistes. De nouvelles majorités seront désormais possibles.
- Après huit ans au Conseil fédéral, le «senior» que vous êtes doit parfois penser à sa retraite politique...
- Ah bon, mais pourquoi?
- Parce que le pouvoir est usant, non?
- Mais non! Cette séniorité que vous me prêtez – et qui est un peu bizarre à entendre – me donne une expérience, une distance, une épaisseur dans la connaissance des dossiers. Elle me permet d’être meilleur. Je suis très heureux au Conseil fédéral!
- Vous êtes parti jusqu’à 65 ans, alors?
- Ne faites pas peur à tout le monde! Mais bon, certains de mes collègues ont dépassé cet âge et sont toujours là. Ce n’est pas une question d’âge, mais d’intérêt du pays qu’on doit être en mesure de défendre. J’espère avoir la clairvoyance de ne jamais le perdre de vue.
- Et la vie après le Conseil fédéral?
- J’espère que ce sera quelque chose de complètement différent, une autre expérience.
- Si nous avions une baguette magique, vous nous demanderiez quoi?
- Pourquoi pas d’être pianiste de bar en Amérique du Sud...
La Schweizer illustrierte, la maquilleuse et son bébé
Afin d’enrichir notre magazine, nous réaliserons sporadiquement des interviews en commun avec nos «cousins» alémaniques de la Schweizer Illustrierte. Une jolie troupe était donc présente le mardi soir en question: l’interviewé, son chef de la communication, son chauffeur, les deux rédacteurs en chef chargés de l’interview, le photographe, le directeur artistique, la maquilleuse et… son bébé malade, ainsi que la nounou.
Scène un peu surréaliste
Alain Berset a interrompu le shooting photo pour lire un document urgent en vue de sa séance du lendemain avec ses collègues. On voit donc sur cette photo un représentant de la plus haute instance du pouvoir se boucher les oreilles pour se concentrer, malgré les cris du bébé que seul l’allaitement finira par calmer.
Une scène décontractée, un peu surréaliste, qui n’aurait pu se passer dans aucun autre pays au monde. Arrivé à 18h30, il est reparti à 23h30 après 30 minutes de salutations, 60 minutes de shooting, 90 minutes d’interview et une discussion informelle autour d’une fondue moitié-moitié, de meringues à la double crème, d’un vin blanc du Vully et de poire à botzi. Plus qu’un ministre, un ambassadeur fribourgeois.