- Monsieur le Ministre, comment allez-vous après deux mois passés au front de l’épidémie?
- Alain Berset: Très bien, merci. Les journées s’enchaînent avec pas mal d’intensité mais on s’y fait. Depuis février, c’est du sept sur sept au sein du département, y compris Pâques. Je pensais pouvoir profiter d’un jour de relâche ce dimanche (le 26 avril, cette interview ayant été réalisée le jeudi 23, ndlr), mais la réalité a vite anéanti cet espoir. Après avoir vécu une longue période à Berne, je peux néanmoins rentrer chez moi, à Belfaux (bourgade située aux portes de Fribourg, ndlr). C’est déjà une belle avancée (sourire).
- A quoi ressemble votre journée type?
- Elle commence raisonnablement tôt, vers 8 heures, et se termine au mieux vers 20 heures, parfois bien plus tard. Ce qui a beaucoup changé, c’est que, excepté un déplacement hebdomadaire dans le pays, l’essentiel du travail se fait au secrétariat général du département, où les visioconférences succèdent aux séances téléphoniques et inversement. Sans réelle pause, ni repas à l’extérieur évidemment. Comme tout le monde, j’ai dû m’adapter.
- Quelle est votre soupape de secours pour relâcher la pression?
- La musique. J’en écoute énormément depuis toujours; c’est quelque chose d’important pour moi. J’ai des milliers de morceaux dans mon smartphone. De tous les styles. Ces temps, j’alterne entre jazz et électro. En cette période où l’équilibre entre travail, famille et loisirs a été rompu, ces petits moments d’évasion me ressourcent.
- Dans ce «marathon» contre la pandémie, comme vous l’appelez, quel a été le moment le plus fort, qui vous a bouleversé ou qui vous a fait monter les larmes, la fatigue aidant?
- Ce ne sont pas des moments qui vous tirent les larmes. Mais quand vous réalisez l’importance des décisions que vous vous apprêtez à prendre, vous sentez le poids des responsabilités. Fermer les écoles, les lieux publics, les théâtres, les cinémas, les salles de concert, de sport, interdire les grands rassemblements... Du jour au lendemain, ce sont des choses qui vont bouleverser la vie de tout le monde. Ces instants sont d’autant plus lourds que vous n’avez pas une semaine pour réfléchir. Le temps presse, il faut y aller. Sereinement, sans paniquer, mais avec un immense respect pour la portée de décisions que, heureusement, vous n’êtes pas seul à prendre. Mais en tant que chef de département, c’était mon job de les proposer et de mener le débat. Ces moments sont très particuliers. J’ai déjà vécu beaucoup de choses dans ma carrière, mais celles-là appartenaient au domaine de l’inimaginable avant qu’elles nous tombent dessus.
- Vous écrivez l’histoire du pays en direct, en réalité…
- Il appartient aux historiens d’écrire l’histoire, pas à moi. On verra ça plus tard. A ce stade, cela reste des décisions politiques et sociales, avec les énormes conséquences que l’on sait pour les familles et les gens de notre pays. Des décisions à la mesure des événements qui se produisent. Une chose est sûre, au sommet de mon agenda a toujours figuré cette phrase: que faut-il faire maintenant pour protéger la santé de la population?
- Qu’avez-vous appris sur vous, sur le pays, sur le monde au cours de ces mois?
- Ce qui m’a beaucoup frappé, c’est la vitesse à laquelle se sont développées des actions de solidarité. Tout à coup, les gens sont sortis de la frénésie qui nous animait tous jusque-là pour se porter une attention particulière les uns aux autres. Quand vous vous adressez à la nation en disant «Ecoutez, le monde dans lequel nous vivrons pour une période indéterminée ne ressemblera plus à celui qu’on connaît», avec les contraintes que l’on sait, et qu’en retour vous sentez que les gens ont la volonté de réaliser une mission commune, c’est quelque chose qui touche. Quelque chose de très beau et de très fort. Ce lien qui a uni la population à ses autorités m’a profondément marqué.
- Et sur le monde?
- Comme tous les Terriens, j’ai appris à quel point la vie d’avant, si on peut dire, était fragile. La nature nous l’a rappelé avec force, proposant au passage pas mal d’éléments de réflexion. Qu’est-ce que tout cela signifie? Quel est notre rapport avec les autres? Quel équilibre entre vie privée et professionnelle souhaite-t-on? Je sens que, partout, ces questions interpellent.
- Au sortir de ces huit semaines, vous voilà adulé comme une rock star. Le t-shirt à votre effigie s’arrache et votre phrase culte, «on déconfinera aussi vite que possible mais aussi lentement que nécessaire», a largement débordé les frontières du pays. Qu’est-ce que cette effervescence vous inspire?
- J’ai été un peu surpris de l’effet que cette phrase a produit. Cela me fait plaisir, bien sûr, même si je sais que ces messages s’adressent à l’ensemble du Conseil fédéral. S’agissant de la phrase, elle ne fait que traduire ce que nous essayons de faire depuis le début. Elle est le fruit d’un long travail d’équipe commencé dès le 16 mars. Vous savez, on n’entre pas dans un tel processus sans penser à sa sortie. Et on ne peut pas se contenter de dire: «On lève tout et on regarde ce qui se passe.» Non, il est important de mettre des mots sur la réalité, pour que les gens comprennent les enjeux et la situation. Cela nous oblige à être aussi précis que possible et je pense que cette phrase est vraiment celle qui convient le mieux.
- Il se dit que votre popularité et votre omniprésence médiatique suscitent quelques jalousies au sein du collège…
- (Rire.) Pas du tout. Nos relations sont excellentes. Ce qui ne veut pas dire que les débats ne sont pas vifs; nous avons des divergences, et heureusement. Tout cela est normal et même sain, je dirais. Nous ne sommes pas là pour être toujours d’accord sur tout. Maintenant, par ma fonction, j’ai été amené à m’exprimer régulièrement dès le départ. Mais cette crise implique tous les départements. C’est un faux débat.
- Vous évoquez beaucoup la solidarité confédérale, mais la devise «Un pour tous, tous pour un» a fait long feu. Depuis qu’il est question de déconfinement, les égoïsmes ont aussitôt réapparu…
- C’est normal. Les gens ont fait un effort énorme et il y a désormais beaucoup d’attentes. Elles sont légitimes. On se dit: «On a maîtrisé l’épidémie, maintenant c’est bon, ça suffit.» On a envie de sortir, de travailler, d’ouvrir les entreprises, les restaurants, les terrasses... Non. J’ai toujours parlé de marathon. Il n’y a rien de plus précis comme analogie pour qualifier cette lutte contre la maladie. On entre dans une nouvelle phase, encore plus délicate. Tout fermer est relativement facile, rouvrir en garantissant le niveau de protection qui nous évite de voir la situation se péjorer l’est beaucoup moins. Nous comprenons évidemment les intérêts et les envies de chacun. Mais veut-on vraiment mettre en péril tous les sacrifices consentis jusqu’ici?
- Vous craignez une deuxième vague?
- Evidemment. Le virus est là, il ne va pas repartir parce qu’on l’a décidé. L’OMS le répète: ça va durer. Et même assez longtemps, selon les spécialistes, qui vont jusqu’à parler de l’année prochaine. Quand la région de Munich annule l’Oktoberfest, que les pays environnants interdisent les grandes manifestations jusqu’à l’automne, cela montre quelles sont les réflexions. Moi, je n’en sais rien. On essaie d’avancer au mieux. Mais plus on regarde loin et moins on a de certitudes. On souhaitait tous qu’il y ait un début, un milieu et une fin. Malheureusement, même si on peut l’influencer, c’est la nature qui dicte le rythme.
- Dans le fond, on déconfine à tâtons…
- C’est vrai. C’est d’ailleurs l’un des grands marqueurs de cette crise: nous devons apprendre à vivre dans un monde dominé par l’incertitude, où beaucoup de choses ne sont pas claires et dans lequel beaucoup de questions restent sans réponses. Nous n’étions plus habitués à cela. Aujourd’hui, j’ai affaire à des gens qui me disent: «Alors, ce virus, c’est comme ci ou c’est comme ça?» Je réponds qu’on ne sait pas. Cela appelle à beaucoup de modestie face à la situation, à rester ouvert, très flexible. Mais de grâce, n’oublions jamais les peines, les souffrances et les douleurs que la pandémie a déjà générées.
- A cet égard, vous êtes critiqué par une frange de la population qui estime que vous en avez trop fait…
- Et une autre qui estime que nous n’en avons pas assez fait. C’est humain, normal dans une démocratie. Il y a quelques semaines, en Suisse romande, on nous demandait d’enfermer tout le monde chez soi. Nous ne l’avons pas fait, bien sûr. Voyez-vous, je n’ai qu’une motivation, qu’une obsession: trouver le meilleur chemin pour notre pays. Il arrive qu’on fasse des erreurs. L’important est de les reconnaître et de les corriger au plus vite. Loin de moi la conviction d’avoir tout juste. On essaie simplement de faire au mieux avec un engagement total.
- Le Conseil fédéral a par exemple tardé à fermer la frontière entre le Tessin et l’Italie, avec les conséquences que l’on sait…
- Si nous avions fermé la frontière à la fin février, la décision n’aurait de loin pas fait l’unanimité. Il y a beaucoup d’échanges, de contacts de part et d’autre de la frontière. Les gens se connaissent, des familles vivent des deux côtés. De plus, nous craignions que, parmi les 70 000 frontaliers actifs dans le canton, l’Italie retienne les 5000 d’entre eux qui travaillent dans le système de santé tessinois. Il fallait donc trouver un équilibre. Mais nous sommes encore trop dans l’action pour réaliser une analyse objective. Le temps nous dira ce qu’il aurait fallu faire différemment.
- Autre chose. Le 25 février, vous êtes à Rome avec vos collègues ministres de la Santé des pays voisins et, en sortant de la réunion, vous déclarez: «La Suisse est prête.» La réalité a démontré que ce n’était de loin pas le cas…
- Pourquoi? On s’est vite rendu compte qu’il manquait de tout. A commencer par les masques de protection. Il y a eu un gros bug dans ce domaine… en tout cas pas de la part de la Confédération. Ce n’est pas son rôle d’avoir ce matériel à disposition. Le plan de pandémie est clair. Il dit que tous les acteurs, y compris les ménages, doivent constituer une réserve de masques (50 par personne) et de matériel de protection. C’est donc également la responsabilité des entreprises, des hôpitaux, des cabinets médicaux, des pharmacies. Je ne veux critiquer personne dans cette histoire, mais il était clair dès le départ qu’il incombait à chacun d’avoir de quoi se protéger. Aujourd’hui, alors qu’on constate que ces stocks n’ont pas été faits, la Confédération investit et s’investit pour parer au plus pressé.
>> Lire à ce sujet: «Pénurie de masques, ratage d'Etat»
- Il y a aussi cette façon de marteler que le masque n’est pas une priorité, alors que le virus se transmet par les voies respiratoires. Beaucoup ont le sentiment que c’est pour masquer la pénurie, si j’ose dire…
- C’est faux. Voyez-vous, depuis le début et pour quelque domaine que ce soit, nous appuyons nos réflexions sur des avis d’experts nationaux et internationaux. Je ne vois pas pourquoi cela devrait être différent pour les masques. La discussion est permanente, notamment avec le Centre européen de prévention et de contrôle des maladies. Si nous étions arrivés à la conclusion que le masque était nécessaire pour tous, nous l’aurions dit. Même s’il n’y en avait pas. Et puis, masque ou pas, ce sont d’abord les mesures d’hygiène, se laver souvent les mains au savon, garder les distances et éviter les contacts qui nous ont permis de traverser cette vague d’épidémie le mieux possible. Enfin, en disant «la Suisse est prête», je parlais du système hospitalier, qui a eu le grand mérite de s’adapter en un temps record et qui n’a jamais été débordé.
- Cela n’empêche pas une partie du monde politique d’affirmer qu’avec plus de matériel de protection, le début du déconfinement aurait pu être avancé. Et si la santé n’a pas de prix, elle a un coût. Ueli Maurer, le ministre des Finances, a estimé les pertes à 500 millions de francs par jour…
- Ce chiffre vient du Seco (le Secrétariat d’Etat à l’économie). Que traduit-il en réalité? Que nous avons réussi à passer cette phase difficile en réduisant la force de notre économie de 25%. Je suis tenté de dire «seulement». Dans certains pays, c’est l’inverse, avec parfois jusqu’à 70% de l’économie à l’arrêt. En comparaison internationale, nous nous en tirons plutôt bien. Idem concernant la durée du processus. Entre le moment où le virus apparaît, le moment où l’on prend les mesures et le moment où l’on commence à reprendre les activités, la Suisse est dans un bon timing.
- Au chapitre des reproches, il y a également cette confusion à propos des enfants. Après avoir dit qu’ils étaient porteurs sains susceptibles d’être des vecteurs de transmission, vous dites le contraire, sans aucune preuve scientifique, pour justifier leur retour à l’école…
- Je ne suis pas médecin. Je rapporte ce que nous disent les pédiatres actifs sur le terrain. Selon eux, les enfants ne s’infectent pas entre eux. Les rares enfants positifs ont été infectés par leurs parents. On en conclut qu’ils ne sont effectivement pas vecteurs. On avance prudemment, sans certitudes définitives, en cherchant le meilleur chemin.
- Vous déconseillez toujours aux grands-parents de voir leurs petits-enfants?
- Je ne suis pas épidémiologiste non plus. Les experts nous disent que le problème intergénérationnel se situe plutôt entre les grands-parents et leurs enfants. En même temps, les personnes de plus de 65 ans sont à risque, voire vulnérables. Il faut donc faire preuve de prudence.
- Sous conditions strictes, la France autorise désormais les visites en EMS. Qu’en est-il en Suisse?
- Cette décision appartient aux cantons. Ce sont eux qui ont décidé des restrictions, ce sont eux qui doivent évaluer les possibilités d’assouplissement.
- Vous avez vous-même un ou des proches en EMS?
- Non. Mes grands-parents sont décédés depuis quelques années déjà, malheureusement.
- Comme pour les écoles, une deuxième polémique est née de l’assouplissement pour les professions de proximité. Coiffeurs, coiffeuses, physiothérapeutes et autres. On vous reproche d’avoir livré le produit mais d’avoir oublié d’y ajouter le mode d’emploi, si l’on peut dire…
- On ne peut pas tout piloter. Les branches connaissent mieux que nous les concepts pratiques qui leur conviennent. Nous avançons avec elles, domaine par domaine.
- Enfin, il y a les cafetiers-restaurateurs, qui se sentent carrément sacrifiés…
- J’entends leurs inquiétudes. Tout le monde a besoin de perspectives et nous étudions toutes les possibilités avec eux. Mais la distance sociale complique les choses. Qui a envie d’aller boire un verre avec un copain qui se tient à 2 mètres? Qui a envie d’aller manger au restaurant en s’astreignant aux mêmes contraintes? De plus, les règles ne sont pas les mêmes pour un bar que pour un tea-room, pour un bistrot que pour un restaurant, pour le midi que pour le soir. Tout est en chantier. Limiter les contraintes est un casse-tête.
- Monsieur le Ministre, quel est votre rêve de simple citoyen qu’il vous tarde de réaliser?
- Boire une bonne bière sur une terrasse un soir d’été. Ça me ferait énormément de bien.
L'éditorial: Paranoïa ou légitime défense?
Par Christian Rappaz
«Je ne sais pas. On ne sait pas. A ce jour, le virus n’a livré qu’une infime partie de ses secrets.» Au cours du long entretien qu’il nous a accordé, Alain Berset a fait preuve d’humilité face au Covid-19, qui empoisonne le monde depuis quatre mois déjà. Au front dès la fin de février, notre omniprésent ministre de la Santé, qui fait désormais partie de notre quotidien, pour ne pas dire de la famille, raconte avec émotion sa mission de «guide de la nation» que la pandémie lui a attribuée malgré lui, et réagit aux polémiques qui agitent le pays à l’heure d’entamer un prudent déconfinement.
Pour le Fribourgeois, la crise sanitaire est partie pour durer et nous n’avons d’autre choix que d’apprendre à vivre avec les incertitudes qu’elle génère. Une évidence que martèle également l’OMS, mais qui tranche avec celle du controversé professeur marseillais Didier Raoult, «Monsieur Chloroquine», qui prophétise que le virus aura pratiquement disparu dans un mois, comme finissent par s’éteindre toutes les maladies infectieuses du même type qu’il observe depuis cinquante ans. Le pari d’un retour «à la normale» contre le consensus de la peur, en somme. Une vision étonnamment optimiste de l’issue de la crise dont s’empressent de s’emparer celles et ceux qui considèrent que les mesures imposées au nom de la protection de la population relèvent de la paranoïa et n’ont que trop duré. Cette communauté rassemble de plus en plus d’adhérents qui n’hésitent pas à affirmer qu’on compense notre ignorance par des réactions beaucoup trop brutales. Selon eux, au final, le remède s’avérera pire que le mal. Car si la santé n’a pas de prix, elle aura un coût fatal pour nombre d’entreprises et d’artisans, pour les plus modestes d’entre nous, préviennent-ils.
Les plus téméraires – pragmatiques, corrigent-ils – vont jusqu’à se demander s’il est dans l’intérêt général de sacrifier l’économie et nos libertés pour sauver 2000 vies dans un pays où meurent chaque année près de 70 000 personnes de causes diverses, dont en moyenne 1500 de la grippe saisonnière. Cette âpre confrontation entre pro et anti-Raoult, pourrait-on dire, fait apparaître un curieux paradoxe, presque risible si la situation n’était pas aussi grave. Alors que, faute de connaissances, le pouvoir politique a délégué son devoir d’arbitrage au pouvoir médical, c’est justement un médecin, censé privilégier le salut des corps, qui sonne la charge...