Bien sûr, cette année 2020 est spéciale, avec un printemps sans compétitions, puis des meetings estivaux devant des gradins vides ou clairsemés, et sans sprinteuses des Amériques ou presque, Covid-19 oblige. Mais son record personnel de 11’08’’ réalisé à Bulle, ses six autres courses sous la barre des 11’20’’, ses 14 victoires sur 100 m principalement mais aussi sur 200 m ont clairement démontré qu’Ajla Del Ponte a littéralement explosé. Elle est actuellement la meilleure sprinteuse sur 100 m d’Europe.
Une année avant les encore hypothétiques Jeux de Tokyo, difficile de ne pas rêver d’un exploit historique de sa part ou de celle de sa complice de relais Mujinga Kambundji, seule Suissesse plus rapide qu’elle.
La saison des courses en plein air vient de se terminer à Rome, où elle a obtenu une quatrième place, son moins bon classement de l’année. Il faut dire que la concurrence était relevée, avec notamment la championne olympique en titre, la Jamaïcaine Elaine Thompson-Erah, des Américaines et des Africaines, pour une fois, sur la ligne de départ. Mais là encore, la Tessinoise était la meilleure Européenne. Pas de quoi la satisfaire: «J’ai fait une faute de pied après 7 mètres de course, nous dit-elle le lendemain par téléphone, dans le train entre Rome et Florence. Je m’en veux un peu, sinon j’aurais pu terminer deuxième derrière Elaine, car je me sentais très bien avant le départ.»
On vérifie tout de suite le degré de perfectionnisme et d’exigence de l’athlète dans ce brin de déception. Mais dans quelques minutes, elle aura oublié cette fameuse faute de pied, dans la grande bibliothèque de Florence où l’attend un manuscrit de poésie italienne du XVIe siècle, un ouvrage unique qu’elle va pouvoir consulter – avec des gants blancs – dans le cadre de son travail de master en cours à l’Université de Lausanne.
J’ai aussi besoin de faire marcher ma tête
Car la fusée d’Ascona a «un profil très particulier au sein de la tribu des bad girls et des bad boys du sprint mondial», comme nous le précise son entraîneur, Laurent Meuwly. Ajla est en effet une vraie intello qui parle couramment cinq langues et qui se passionne pour l’histoire et la littérature italienne. Avec ses études universitaires suivies à côté de ses entraînements, elle est la seule de l’élite du sprint à ne pas être purement professionnelle.
Ce mérite supplémentaire lui a d’ailleurs valu de recevoir le Prix de l’Université de Lausanne. «Demandez-lui d’ailleurs, nous propose Laurent Meuwly, si elle ne se sent pas parfois un peu à l’écart dans ce monde de l’athlétisme avec son côté intellectuel...» Réponse de la championne: «C’est vrai, je me sens un peu décalée parfois, avec mes intérêts qui ne sont pas souvent partagés par les autres athlètes. Ce n’est pas toujours simple d’avoir une conversation. Mais avec mes amis proches, il n’est pas non plus facile de parler de sport!»
Ajla compte terminer son master l’année prochaine après les Jeux olympiques, du moins s’ils ont lieu. Mais pas question de se consacrer uniquement au sport ensuite. «J’ai besoin de faire marcher ma tête aussi, donc je suis en train de réfléchir à un projet intellectuel. J’envisage de participer à une recherche en onomastique sur les noms géographiques du Tessin.» Mais avant les Jeux et cette étude toponymique, elle tentera de faire de nouveau des étincelles sur 60 m cet hiver lors des meetings indoor et de poursuivre sa progression afin de briser le fameux mur des 11 secondes, condition sine qua non pour envisager une participation à la finale de Tokyo.
L’explosion de ses performances cette année n’est pas due au hasard. Ce petit gabarit (1 m 68) passe de longues heures dans les salles de musculation depuis quatre ans, ce qui s’est traduit par un gain de 8 kilos de masse musculaire. A-t-elle dû s’adapter psychologiquement à ce nouveau corps qui lui donne l’explosivité et la cadence de foulées indispensables pour se hisser au sommet de la discipline? «Non, cela s’est fait très progressivement. Je n’ai pas l’impression d’être devenue une autre personne», assure-t-elle.
Après la consultation du manuscrit florentin, elle retrouvera sa famille à Ascona, notamment son frère Karim, un hockeyeur qui tente lui aussi de s’imposer. La glace est une affaire de famille, car la première vocation sportive sérieuse de la sprinteuse était le patinage artistique. Enfant, elle se voyait bien en princesse des glaces. Mais après quelques années, elle a fini par trouver que le froid régnant dans les patinoires n’avait rien d’un conte de fées. C’est sa maman, Selana, d’origine bosnienne et venue en Suisse pour fuir la guerre en 1992, qui lui a fait remarquer, il y a une dizaine d’années, qu’elle courait diablement vite.
C’est presque une autre vie depuis quelques mois
En 2009, la jeune adolescente s’inscrit donc au club d’athlétisme d’Ascona. Elle hésite alors entre le sprint et le saut à la perche. Mais en 2015, alors qu’elle décroche son bac haut la main et qu’elle n’est encore que 11e dans le classement national du 100 m féminin, elle contacte spontanément l’entraîneur national de l’époque, Laurent Meuwly, pour qu’il la prenne sous son aile à Lausanne, où elle va commencer ses études de lettres. Le coach lui répond: «On verra en automne.» Et s’il finit par s’occuper de cette outsider, c’est qu’il a beaucoup aimé «le culot» de la jeune fille pour avoir osé prendre les devants.
Avec ses 19 ans et ses 50 kilos, son immersion dans une université francophone et les exigences très élevées de son entraîneur, cette année 2015 restera la plus difficile de sa vie. Elle qui n’avait pratiquement jamais fait de musculation doit s’astreindre à soulever des tonnes de fonte. Heureusement, les résultats ne se font pas attendre. Elle grimpe du 11e au 4e rang national sur 100 m, ce qui lui permet de participer aux Jeux de Rio en 2016 en tant que relayeuse du 4 x 100 (12e place des séries).
Depuis une année et demie, elle part souvent s’entraîner aux Pays-Bas, où Laurent Meuwly coache les sprinteuses néerlandaises. Elle y partage un logement avec Lea Sprunger, qui est également suivie par l’entraîneur fribourgeois. Ces sacrifices paient: en 2019, elle parvient en finale du 60 m aux Championnats d’Europe indoor à Glasgow, mais ne confirme pas vraiment durant l’été.
C’est cet hiver qu’un déclic a lieu et que la Tessinoise, jusque-là connue comme membre du formidable relais helvétique, s’impose en solo. «L’explication tient en partie au fait que, contrairement à d’autres, qui pensaient que toutes les courses de cette année seraient annulées par cette crise du coronavirus, nous n’avons pas démissionné, explique Laurent Meuwly. Nous avons poursuivi les entraînements comme si de rien n’était, dès le premier jour du confinement. On a même organisé nos propres compétitions en Hollande pour pouvoir conserver une ambiance de compétition.»
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Alors, une future grande championne est-elle née? «Il est encore trop tôt pour le dire», tempère Laurent Meuwly. Pas question non plus pour sa protégée de prendre la grosse tête. «Mais c’est certain que ces excellents résultats en série me donnent une motivation plus forte que jamais, dit-elle. Cela dit, je ne m’attendais pas à être aussi sollicitée par les médias et le public. C’est presque une autre vie depuis quelques mois. Je dois apprendre à gérer ce changement de statut.»
Et puis chez les Del Ponte, à Ascona, le sport n’est pas tout. Ajla va pouvoir reprendre le piano durant cette période de repos et peaufiner sa «Valse d’Amélie», de Yann Tiersen. Elle va aussi pouvoir plonger dans ses livres. Ah oui, quelle littérature italienne nous conseille cette fine lettrée? «Si vous voulez des romans populaires mais de qualité, je vous recommande ceux d’Elena Ferrante.» Et un poète? «Gesualdo Bufalino et son recueil «L’amaro miele», le miel amer.» Souhaitons à Ajla uniquement le miel le plus doux, celui de la victoire.