Ajla Del Ponte, 24 ans et championne d’Europe du 60 m depuis mars, rit, chante et danse devant l’objectif, comme si elle n’avait jamais rien fait d’autre. Elle est la nouvelle star de l’athlétisme suisse.
La séance photo a lieu au Centre sportif national de Tenero (TI), habituel théâtre de ses entraînements. La Tessinoise a entamé son sprint vers les sommets en 2020. Durant l’été du covid, elle a survolé la piste, abaissant son meilleur chrono sur 100 m de 11’’21 à 11’’08, remportant des meetings de la Diamond League et terminant la saison numéro 4 mondiale. Elle a obtenu le titre de championne d’Europe en salle en 7’’03, égalant le record national de Mujinga Kambundji. Seules quatre Européennes ont été plus rapides qu’elle. Mais tout n’a pas toujours été simple dans son évolution et sa confiance en elle. Hélas, le covid l'a juste rattrapée ce mois d'avril alors qu'elle devait participer aux championnats du monde de relais (4x100 m) en Pologne.
>> Lire aussi un ancien article (2018): Lea Sprunger: «Le plus important c’est la volonté!»
- La crise du covid vous a-t-elle aidée d’une manière ou d’une autre?
- Ajla Del Ponte: Nous avons eu la chance de pouvoir courir en paix, ce que toutes n’ont pas pu faire. Pour moi, la saison 2019 avait été compliquée, sans record personnel. Mais elle m’a motivée pour 2020, sans compter que nous n’avions aucune pression, ce qui fut positif pour moi. Au printemps, j’ai passé du temps à la maison avec ma famille, pour la première fois depuis cinq ans. Cela m’a emplie d’énergie.
- L’année 2020 vous a-t-elle remplie de confiance?
- Absolument! Bien sûr, je n’oublie pas le fait que les meilleures n’étaient pas là. Je me dis même que c’est la principale raison de mes victoires; je trouve encore de faux prétextes. Avec mon titre européen, cela va changer, surtout que je ne me suis pas imposée avec un chrono de 7’’14 comme l’hiver dernier, mais en 7’’03. Même les meilleures auraient dû battre ce chrono pour me devancer. Ce nouveau pas a renforcé mon moral.
- Vous avez entamé un entraînement mental en 2018…
- Nous avons travaillé sur la confiance en soi. Je n’étais pas sûre de moi, je ne croyais pas à mon potentiel. Je me souviens des Mondiaux en salle de Birmingham, en 2018. Je me suis retrouvée dans une demi-finale avec des championnes olympiques et du monde: je me demandais ce que je faisais là, je ne me sentais pas à ma place, je n’avais pas cette volonté de vaincre que d’autres possèdent.
- Comment l’expliquer?
- Cette volonté était déjà en moi. Encore fallait-il la saisir. Je pense que mon perfectionnisme m’a aidée en matière d’entraînement, mais il y avait toutes ces choses qui surgissaient dans ma tête au moment de la course.
- Parfois, on a l’impression que les Tessinois sont oubliés en Suisse, davantage encore que les Romands. Qu’en pensez-vous?
- C’est normal, la barrière de la langue ne nous permet pas d’exprimer notre pensée comme nous le voudrions. Cela peut engendrer une fracture, on se sent différent. Je n’y vois rien de négatif, j’ai plutôt tendance à crier: «Attention, j’existe aussi!» Prendre les choses du bon côté nous aide dans notre évolution.
- Votre mère vient de Bosnie. Vos racines furent-elles un problème?
- Dans tous les villages ou quartiers, les origines de quelqu’un font parler. J’ai toujours été fière de mes racines. En compétition, je peux parler aux athlètes des Balkans, ce qui leur fait plaisir. Je suis heureuse que ma maman m’ait transmis sa langue natale.
- Les Tessinois sont-ils unis?
- Certainement! Aux Européens, je me suis souvent trouvée en compagnie de Ricky Petrucciani ou de Filippo Moggi. Parfois, on nous regardait d’un drôle d’air, tellement nous riions. Il est agréable d’avoir ce genre de complicité. J’ai aussi vécu des années en Romandie. Je m’y suis bien adaptée.
- Qu’en avez-vous retenu?
- Quand je suis venue à Lausanne, j’étais timide, j’ai dû quitter ma zone de confort, parler français alors que j’avais un accent affreux. Vous aimez l’accent italien; moi, il m’agaçait. J’ai sans doute hérité un peu de la nonchalance des Romands. J’ai commencé à m’entraîner avec Sarah Atcho et Lea Sprunger, j’ai adopté leur façon de rire.
- Vous voici aux Pays-Bas…
- Les Néerlandais sont très analytiques, ce qui correspond à mon caractère. Et puis ils ont d’excellents desserts, des snacks au hagelslag (vermicelles en chocolat)…
- Comment se conjuguent les cultures suisse et bosniaque dans votre famille?
- Nous apprécions quand ma mère cuisine un plat typique. Sur de la musique bosniaque, nous commençons à danser. C’est drôle, quand quelqu’un parle avec l’accent bosniaque, qui ressemble un peu à l’accent russe, cela fait rigoler les autres. Notre part helvétique est plus précise, plus sérieuse. Les gens des Balkans partagent volontiers avec les autres. C’est mon cas aussi.
- Vous avez longtemps été dans l’ombre des autres filles du relais…
- J’étais la cadette. Le relais m’a donné l’occasion de me développer sans être exposée. J’y ai disputé mes premiers championnats, au sein d’une équipe qui me protégeait aussi. Toute la pression n’était pas sur mes épaules, les trois autres m’ont conféré sécurité et énergie. Le relais a été la clé de ma progression individuelle, j’ai vu ce qui m’attendait. Que l’on ne parle que des autres n’a pas été un souci, je savais que mon tour viendrait. Il fallait juste patienter.
- Votre statut changera-t-il la dynamique?
- Nous avons plus d’options pour être plus rapides. Dès lors, tout est possible, à commencer par les Mondiaux de relais, en mai. J’espère que mes résultats déclencheront une nouvelle vague de positivité et d’énergie. Je pense que les autres le sentent également ainsi.
- On attend votre duel avec Mujinga Kambundji. Brûlez-vous de la battre?
- (Rires.) Je n’ai jamais envisagé notre duel sous cet angle. En course, on veut s’imposer, pas vaincre une concurrente en particulier. Mais il est évident que l’heure du duel viendra. C’est une motivation pour toutes les deux.
- Quelle relation avez-vous avec elle?
- Je la connais moins bien que Sarah et Salomé. Je la perçois comme quelqu’un de très calme. Nos conversations tournent autour de la lecture, des livres. On joue à des jeux de société ensemble. Nous entretenons un contact amical, empreint de sérénité.
- Mujinga Kambundji a été la pionnière du nouveau sprint helvétique…
- Absolument! Je n’oublierai jamais le moment où elle a couru en 7’’03 à Macolin. Les filles qui me battent m’ont toujours inspirée. Mujinga est la cause de l’engouement pour le sprint féminin en Suisse. Elle nous a montré qu’il était possible de gagner des médailles, d’établir des records. En tant que personne et athlète, je lui dois tout mon respect.