Plonger dans les archives de la presse romande grâce à la magie de la numérisation, c’est voyager dans le temps, mais c’est aussi, souvent, atterrir sur d’autres planètes, tantôt charmantes, tantôt étranges. Ces articles oubliés, ces photos et typographies désuètes, ces rubriques extravagantes, ces publicités anachroniques, ces enthousiasmes naïfs, ces haines débridées permettent de capter l’étrangeté et la spécificité de chaque décennie. Dogmes, valeurs, préjugés, tabous, idéologies, mœurs, tout se transforme, mute, se dilue dans la fuite en avant de la modernité. Les journaux et les magazines romands de ces cent dernières années, après avoir plus ou moins bien informé leur lectorat contemporain, sont aujourd’hui d’inestimables sources pour les historiens.
Mais dans quelle Romandie et dans quel environnement médiatique paraît le premier numéro de L’illustré, le 10 septembre 1921? La Suisse compte alors moins de 4 millions d’habitants et seulement 12 000 voitures. Une famille sur cinq vit encore de l’agriculture. Une centaine de titres de journaux, dont une bonne vingtaine de quotidiens, informent le petit million de Romands.
Le professeur de l’Université de Fribourg Alain Clavien, auteur de La presse romande (Ed. Antipodes), définit cette période comme le commencement du «deuxième âge d’or» de la presse, qui durera jusqu’au début des années 1960 – le premier âge d’or (ou «civilisation du journal») couvrant la période 1870-1910. En 1921, les titres leaders en Romandie sont déjà la Feuille d’avis de Lausanne (futur 24 heures) et la Tribune de Genève, deux quotidiens «neutres» face à une majorité de titres politiques, et qui tirent tous deux à plus de 40 000 exemplaires.
L’avènement du photojournalisme
La Première Guerre mondiale qui vient de traumatiser l’Europe a aussi donné à la photographie un véritable statut journalistique, même si son usage par les puissances belligérantes avait bien sûr été mis au service de leurs propagandes respectives. Les magazines illustrés français, allemands et anglais ont désormais le vent en poupe, mais les éditeurs romands hésitent à investir dans ce créneau, étroitesse du marché oblige. Leurs confrères alémaniques sont plus audacieux et mieux équipés. Notamment Paul August Ringier, qui a transformé en quelques années la petite imprimerie familiale en une grande entreprise de presse dotée de la technologie d’impression la plus performante du moment, l’héliogravure.
En 1911, Ringier lance la Schweizer Illustrierte Zeitung, qui s’inspire d’un magazine berlinois. Ce titre résolument moderne pour l’époque rencontre très vite le succès. Dix ans plus tard, il imprime et distribue donc depuis son empire argovien de Zofingue une version francophone pour le marché romand. L’illustré est né. Il n’a encore que 12 pages, mais renferme 40 photographies, une concentration iconographique sans équivalent à l’époque et son grand format (38,5 cm de haut) le distingue de la concurrence française (cf. La presse illustrée, une histoire romande, de Gianni Haver, Ed. Savoir Suisse).
>> Lire également: Il y a 100 ans, L’illustré ouvrait une fenêtre sur le monde
Les guerres à la une
L’illustré rencontre lui aussi le succès, mais demeure, malgré sa modernité, en retrait par rapport à ses sages concurrents destinés aux familles, La patrie suisse et Lectures du foyer. Jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, c’est le modèle du magazine familial qui dominera le marché des périodiques en Suisse. Le basculement de la demande vers le photojournalisme au détriment de l’iconographie rassurante sera accéléré par la guerre.
L’illustré sera en effet pratiquement le seul magazine romand à relater systématiquement ces six années de conflit et à en faire très fréquemment sa une. Sous l’influence du magazine américain Life, le graphisme de ces périodiques se modernise, les unes deviennent des petits bijoux de graphisme, le photoreportage un genre journalistique noble. Au sortir de la guerre, L’illustré s’impose rapidement comme le périodique leader en Romandie. Les hebdomadaires familiaux, en perte de vitesse, évoluent souvent dans un créneau plus moderne et en prise avec l’émergence de la société de consommation, le magazine féminin.
Mais cette presse suisse de la première moitié du XXe siècle avait-elle des spécificités ou a-t-elle évolué comme ses consœurs française, allemande et italienne? Pour Alain Clavien, c’est avant tout l’extrême densité de titres par rapport à la population qui est hors du commun: «La majorité de ces journaux étaient encore politiques. Chaque ville avait donc son journal proche du pouvoir, son journal d’opposition et son journal neutre. Cette richesse était due à la vigueur particulière de la politique locale.» Le professeur de l’Université de Lausanne François Vallotton, auteur de nombreuses études sur le journalisme en Suisse, souligne lui aussi la densité hors norme de la presse helvétique et sa décentralisation: «On dénombre très peu de titres supra-cantonaux.» Mais l’historien ne considère pas pour autant notre pays comme un Sonderfall: «Fondamentalement, l’histoire de la presse suisse ne se distingue pas de l’évolution observable internationalement.»
L’arrivée de la radio et de la TV
Et la radio, puis la télévision? Quel impact a eu leur apparition, dans les années 1920 pour la première et dans les années 1950 pour la seconde, sur la presse helvétique? François Vallotton met d’abord en exergue la particularité des deux médias: ils sont soumis à un mandat de service public et doivent donc obéir à des principes d’équilibre, de représentativité et de financement avec comme contrepartie la perception d’une redevance et, jusqu’en 1983, une position monopolistique. L’historien lausannois ne considère en revanche pas que la radio et la télévision ont été des concurrents néfastes pour la presse: «La télévision, notamment, a plutôt encouragé la presse à se reconfigurer, à développer de nouvelles logiques, à commenter les images autrement.»
Dans son livre La presse romande, Alain Clavien rappelle cependant que les éditeurs suisses ont considéré l’irruption successive des deux médias électroniques comme une concurrence étatique quasiment déloyale qu’il fallait brider à tout prix. Avec leurs relais politiques à Berne, les éditeurs réussiront à limiter le journalisme à la radio à deux, puis quatre bulletins assurés par l’Agence télégraphique suisse jusque dans les années 1970. Quant à la télévision, c’est à son potentiel publicitaire que les éditeurs s’attaqueront en payant 2 millions de francs par année à la SSR pour qu’elle ne diffuse aucune publicité. Mais l’augmentation exponentielle des abonnés au petit écran au début des années 1960 va faire tomber cette clause et les premiers spots publicitaires feront leur apparition en 1965.
Le séisme «Blick»
Les années 1960-1970 marquent en fait surtout le déclin de la presse politique. «Les Suisses demandaient de plus en plus d’information, de moins en moins des opinions», résume Alain Clavien. Le journalisme devient également plus qualitatif, moins complaisant vis-à-vis du pouvoir politique. Pour François Vallotton, la date marquante de cette période est 1959: «La création du Blick! Avec l’importation du modèle de la presse de boulevard, Ringier a créé un émoi dont on peine à se rendre compte aujourd’hui: boycott des annonceurs, manifestations avec autodafé du journal, interpellations parlementaires, etc.
Outre l’arrivée d’un nouveau type de journalisme sensationnaliste, le Blick parvient à s’imposer comme titre supra-régional, échappant ainsi à la pression politique locale et cantonale. Le Blick s’impose aussi par le lancement de nouvelles formules, notamment l’édition dominicale en 1969.»
Alain Clavien confirme que l’émergence d’un journalisme plus agressif, plus inquisiteur, sera très mal vécue par le monde politique. Celui-ci durcira d’ailleurs la loi dans les années 1980 (mesures provisionnelles, protection des sources) pour calmer ces ardeurs journalistiques. Des procès avec des verdicts de prison avec sursis contre des journalistes et des rédacteurs en chef confirmeront de manière spectaculaire la relativité de la liberté de la presse dans un pays structuré sur le culte du secret.
Le spécial glasnost de «L’illustré»
La fin des trente glorieuses dans les années 1970, c’est aussi la fin des âges d’or de la presse suisse: guerres impitoyables entre éditeurs, mort de titres importants (La Suisse, notamment), fusions, concentrations, financiarisation… La presse devient un produit presque comme les autres. L’illustré, de son côté, demeure une bonne affaire dans les années 1970, grâce à sa position dominante pour des annonceurs qui s’offrent des pleines pages de publicités en couleur, malgré un contenu rédactionnel minimaliste.
Mais surgit L’Hebdo en 1981. Les deux titres de Ringier se défieront alors chaque semaine. L’illustré se dote de moyens rédactionnels sans précédent. L’apogée de cette ambition de devenir le Paris Match suisse sera le numéro spécial glasnost de septembre 1987, un numéro de 164 pages réalisé depuis l’URSS de Gorbatchev par la rédaction en visite au pays des Soviets. Mais cette ambition a un coût. Le magazine est très déficitaire, alors que L’Hebdo est une bonne affaire. Il faut changer de cap, réduire les coûts et se recentrer sur des personnalités et des sujets romands. Ce sera Monsieur Jardinier et Miss Suisse en couverture.
Des exclusivités en or
A la fin des années 1990, le magazine a retrouvé une forme éclatante et dégage des bénéfices annuels à sept chiffres. L’illustré revendique alors un tirage proche de la centaine de milliers d’exemplaires grâce à ses fidèles abonnés et près de 400 000 lecteurs hebdomadaires. Le titre compte quelques journalistes-enquêteurs acharnés qui font la différence quand il s’agit de raconter en texte et en images les grandes affaires qui bouleversent le pays, notamment les deux tragédies romandes de la décennie, le massacre de l’Ordre du Temple solaire (1994) et le crash du vol Swissair SR 111 (1998).
Le tour du monde en ballon de Bertrand Piccard, avec la publication en exclusivité des photos prises en vol par l’aérostier et son coéquipier anglais, se traduit encore une fois par une vente au numéro record. Cette maîtrise du récit par ses binômes journaliste-photographe permet à l’hebdomadaire de compléter de manière irremplaçable les quotidiens, la radio et la télévision.
Le défi numérique
Mais les technologies numériques se développent à bas bruit dès le milieu des années 1990 avant d’étendre leur toile sur la planète dès les années 2000. Si la radio et la télévision avaient motivé la presse à se moderniser, la révolution internet du XXIe siècle représente une équation infiniment plus délicate à résoudre pour les éditeurs.
Comment répliquer à ce flot de textes, d’images et de vidéos gratuits s’affichant sur les écrans des ordinateurs, puis, dès 2010, sur les écrans des smartphones? Ils tentent de riposter en créant des plateformes numériques pour diffuser la production journalistique de leurs rédactions, mais ils peinent à valoriser ces nouveaux canaux. Pas simple non plus d’inciter des réflexes d’abonnement numérique.
Quant à la manne publicitaire, elle se disperse comme jamais dans cette nouvelle nébuleuse. La pertinence des algorithmes de Google, Facebook et autres monstres digitaux planétaires, qui font correspondre les publicités au profil des internautes, séduit forcément les annonceurs.
Cent ans après sa naissance, L’illustré, comme tous les journaux, doit se réinventer, même si le papier demeure irremplaçable pour un magazine d’images. Mais il est vital pour une marque centenaire de vibrer aussi sur les supports numériques. C’est ce défi de modernisation qui anime plus que jamais la rédaction en cette année anniversaire.