«Mike est mort le 1er mars 2018 et j’ai donné naissance à Destiny le 14 octobre. Si j’ai choisi ce prénom, c’est parce que le destin a malheureusement décidé qu’il ne connaîtra jamais son père, mais j’espère qu’il saura malgré tout s’en souvenir.» Le petit garçon, avec sa bouille ronde et ses yeux interrogateurs, ne laisse pas sa mère finir sa phrase, une véritable petite boule d’énergie difficile à contenir. Il y a de la fatigue et du chagrin sur le visage expressif de Bridget Efe, 42 ans.
Nous sommes à Valence, en Espagne. C’est dans cet appartement d’un quartier populaire un peu excentré que vivait Mike Ben Peter, surnommé le George Floyd suisse, qui fut son compagnon et le père de ses trois enfants.
Souvenez-vous: ce Nigérian de 41 ans décédait le 1er mars 2018 à l’hôpital d’un arrêt cardiaque, douze heures après avoir été arrêté par la police aux abords de la gare de Lausanne lors d’un contrôle antidrogue. L’homme n’avait manifesté aucun signe d’agressivité mais avait refusé de se laisser interpeller. Un policier municipal avait alors tenté de le contraindre, avec un spray au poivre et des coups de genou dans ses parties génitales. Mike avait ensuite été maintenu à terre pendant plusieurs minutes par cinq autres policiers venus en renfort, dont certains à genoux sur son dos. Il était alors face contre terre dans cette fameuse position aujourd’hui décriée, le décubitus ventral: mains derrière le dos et jambes relevées.
L’Africain, qui perd connaissance au cours de l’intervention, ne se réveillera jamais. Les six policiers sont inculpés d’homicide par négligence et la date du procès n’a toujours pas été fixée.
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A 1150 kilomètres de là, Bridget Efe bénéficie de l’assistance judiciaire. Elle est représentée par Me Simon Ntah, avocat genevois, ainsi que le frère de Mike, Roger Amadesun, qui vit à Milan. Ils lui ont expliqué qu’à leurs yeux il aurait fallu évoquer l’homicide par dol éventuel, une qualification plus lourde que l’homicide par négligence, car les policiers connaissaient le danger de mort lié à cette position ventrale. Dans le manuel des aspirants policiers, il est précisé qu’elle ne devrait pas excéder deux minutes. «On aurait pu relever Mike, le mettre sur le côté. Mon homme n’était pas quelqu’un d’agressif, il n’a jamais été violent!» assure Bridget.
L’autopsie relèvera de nombreux hématomes sur son corps et la plupart des côtes brisées. Sans qu’on puisse préciser néanmoins si les fractures sont dues à des coups ou au massage cardiaque. «Il n’y avait aucun témoin visuel, rappelle-t-elle, mais des personnes ont entendu comme des cris d’agonie…»
C’est au téléphone, à 10h30 du matin, que cette femme alors enceinte de huit semaines a appris la mort de son compagnon. L’instant est fixé à jamais dans sa mémoire. «Je suis descendue dans la rue en hurlant. Tout s’écroulait autour de moi. Quelques heures avant sa mort, Mike m’avait encore appelée sur WhatsApp pour me dire qu’il voulait rentrer en avril, qu’on allait se marier. J’ai supplié les médecins de le sauver!»
Elle se tait face à la violence du souvenir. Sur le canapé, Divine, 9 ans, qui porte lui aussi un prénom exceptionnel, est plongé dans un match de foot à la télé. Il partageait la passion du foot avec son père, les virées à la plage, nous explique-t-il, un père qui ne manquait jamais un rendez-vous sur Skype avec ses enfants.
Bridget et Mike sont originaires de la même région du Nigeria, mais se sont connus il y a une vingtaine d’années en Espagne. «On a voyagé dans tout le pays, travaillé dans les restaurants. Mike faisait la plonge, en Afrique il avait appris le métier de menuisier, il était l’aîné de sa fratrie, aidait ceux qui étaient restés au pays, il était aussi DJ à ses heures. Sa mère est morte de chagrin quelques mois après son décès.»
A Lausanne, on a retrouvé de la drogue sur Mike Ben Peter, il avait des boulettes de cocaïne dans sa bouche même si les analyses toxicologiques ont exclu qu’il ait été sous l’emprise de stupéfiants. Bridget dit ne rien savoir d’une activité de dealer. «Ici, il n’a jamais eu affaire à la police. Il est parti une première fois en 2017 parce qu’il n’y avait plus de travail à Valence et le mien ne suffisait pas à nourrir quatre personnes. Il est revenu à Noël, puis est reparti en Suisse en janvier 2018. On est allés conduire les enfants à l’école ensemble et je l’ai accompagné à l’aéroport. Je ne l’ai plus jamais revu. Je n’arrive toujours pas à croire qu’il ne reviendra pas, c’était un bon père, un homme bon, nous sommes croyants. C’est ma foi qui m’a fait tenir. Après sa mort, ma tension est devenue très élevée, mon bébé était en danger et les médecins ont eu peur que je le perde. J’aurais pu avorter, mais je voulais qu’il naisse. Mike voulait tellement cet enfant!»
Le corps de son compagnon a été rapatrié au Nigeria, il est enterré aujourd’hui à Igueosa, non loin de la capitale, Abuja. «Je n’ai pas pu le voir, vu mon état; ce sont Divine et Nelly, mes deux aînés, qui sont allés à Lausanne avec Roger, le frère de Mike. J’espère avoir un jour assez d’argent pour aller sur sa tombe.»
A Lausanne, Mike Ben Peter vivait dans un squat sur les hauts de la ville avec une centaine de migrants africains. Sa mort a suscité des manifestations en Suisse romande, contre la violence policière et le racisme, où on a vu sa photo brandie en tête de cortège. «Quand George Floyd est mort aux USA, j’ai pensé à Mike, je me suis dit: «Cela ne s’arrêtera donc jamais!» murmure Bridget.
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Du côté de la défense des policiers, on réfute à la fois la thèse raciste et l’analogie avec le cas Floyd. Leurs avocats se fondent sur l’expertise des légistes excluant que le décubitus ventral ait entraîné une asphyxie mortelle, mettant en avant différents facteurs pouvant expliquer le décès, comme l’obésité (Mike pesait 138 kg pour 1 m 78), le stress et des troubles cardiaques.
Pour l’avocat de Bridget, seule la réponse à cette question importe et le juge se doit de la poser: sans cette intervention policière, Mike Ben Peter serait-il encore en vie? L’homme de loi vient encore de déposer une demande de récusation des deux médecins légistes qui ont signé le rapport d’autopsie. A ses yeux, les expertes ont minimisé, au cours des auditions et par rapport à leur première version, l’impact de la position ventrale dans la mort de Mike. Il met également en cause la crédibilité des études américaines sur lesquelles elles s’appuient et l’impartialité de la patronne du Centre universitaire romand de médecine légale, Silke Grabherr, au prétexte que son compagnon est policier, exigeant un expert complètement indépendant de la police vaudoise. «Une mise en cause totalement infondée», rétorquera la principale intéressée. «Une tentative désespérée d’écarter les conclusions de l’autopsie tendant à mettre hors de cause les policiers», renchérira dans la presse un de leurs avocats.
Bridget suit de loin toutes ces péripéties. «Mon seul souci, c’est qu’on ne manipule pas la vérité», souffle-t-elle. Depuis la mort de Mike, sa vie est évidemment plus difficile. Elle a touché pendant quelques mois l’aide sociale et tente de se débrouiller comme elle peut en vendant des vêtements africains ou en tressant des nattes sur la tête de compatriotes. L’appartement qu’elle loue 350 euros par mois est en mauvais état, les ampoules pendent tristement des plafonds, les murs sont nus, le linoléum bon marché. Dans la cuisine, Nelly, 13 ans, prépare en silence le biberon de son petit frère. Il y a peu de meubles, des photos du baptême des enfants punaisées à même le mur. Soupir de la mère de famille: «Ma seule consolation, c’est que mes enfants travaillent bien à l’école. Nelly veut devenir architecte, elle n’a pas relâché ses efforts, même à la mort de son père, elle a passé en section supérieure.»
Ce qui effraie le plus Bridget Efe, c’est la haine. Celle qui pourrait s’installer à demeure dans le cœur de ses gosses vis-à-vis de tout ce qui porte un uniforme. «Je montrais il y a quelques jours une photo de Mike sur mon portable à Destiny. Il m’a demandé pour la première fois «dónde está papá?», où est papa, pourquoi il n’est pas là? Je n’ai pas su quoi lui répondre.»