Cette fois, c’est sûr. C’est bien lui. Le couple de Pont-de-Roide qui appelle l’antenne de la police judiciaire de Besançon, ce samedi 26 septembre 2020, n’en démord pas. Le vagabond allongé dans la rue de la petite cité franc-comtoise située à une encablure de Porrentruy (28 kilomètres), avec qui ils ont longuement discuté, est Xavier Dupont de Ligonnès (XDDL). Le doute n’est pas permis. Après avoir partagé un café avec lui, les deux en sont ressortis avec la même conviction. La ressemblance est trop frappante pour se méprendre. Et puis, le SDF, qui se définit comme un baroudeur, dit avoir quatre enfants. Comme Ligonnès. Alertée, la police dépêche illico une patrouille, qui retrouve rapidement l’inconnu, procède aux vérifications d’usage, le soumet à une audition et… le relâche. «Malgré une ressemblance physique troublante», dira le rapport.
Une fois de plus, la piste du présumé assassin de toute sa famille mène à une impasse. Dans cette région, c’est la troisième fois en quelques années que de telles investigations sont menées. En vain.
De fait, jamais dans les annales des affaires criminelles un disparu n’aura été vu aussi souvent. Plus de 1000 signalements depuis 2011. En chair et en os ou seulement en os, comme le 28 avril 2015, lorsqu’un promeneur découvre des morceaux de squelette dans la forêt de Bagnols, près de Fréjus, dans le Var, proche du lieu où XDDL a été aperçu pour la dernière fois. Trois jours et une analyse ADN plus tard, le verdict tombe: les restes ne lui appartiennent pas.
L’enquête reprend. Inlassablement. Et, avec elle, l’intérêt du public qui, à l’instar de la police, court derrière un fantôme. Par-dessus les frontières, des internautes vont jusqu’à se regrouper sur des pages Facebook pour fouiller les arcanes du web afin de retrouver, de manière collaborative, la moindre trace numérique laissée par les protagonistes de l’affaire. Un phénomène qui n’épargne pas la Suisse romande. Les statistiques de recherches Google l’attestent. Au moindre rebondissement, les chiffres s’envolent. Jurassiens et Valaisans semblent particulièrement friands.
Une série Netflix et deux éditions spéciales
Parallèlement, pas moins de huit chaînes de télévision, dont TF1, M6, France 2 et la RTBF, ainsi que d’innombrables stations de radio y vont de leur enquête. Puis Netflix s’en mêle, donne au dossier une envergure internationale avec la diffusion d’un docufiction de sa série Unsolved Mysteries (les mystères non résolus).
Dans la foulée, en juillet dernier, le magazine français Society, qui a l’avantage d’avoir eu accès au dossier, sort «La grande enquête». Septante-sept pages étalées dans deux numéros spéciaux. Les éditions s’arrachent comme des petits pains et seront réimprimées à plusieurs reprises.Le tome 2 se vend à plus de 400 000 exemplaires et se négocie au marché noir après épuisement.
Les livres, nombreux, consacrés à l’affaire connaissent le même succès. Il faut dire qu’aucun ingrédient ne manque à ce sordide fait divers. L’assassinat d’une femme et d’enfants dans des circonstances qui soulèvent le cœur et les entrailles, la disparition sans laisser de trace du présumé coupable, l’absence d’arme du crime, le tout sur fond de religion, de sexe et d’argent.
Aucune demande de Recherche chez Europol
Ce battage, qui tient aujourd’hui encore en haleine les pays francophones et au-delà, n’a pas empêché Xavier Dupont de Ligonnès de dégringoler dans la hiérarchie du grand banditisme. Depuis qu’il s’est évaporé, le 15 avril 2011, après avoir été vu pour la dernière fois par l’œil d’une caméra en train de quitter, à pied, l’hôtel de Roquebrune-sur-Argens dans le Var, où il avait passé la nuit, Ligonnès n’est en effet plus le fugitif le plus recherché de France mais «seulement» le plus connu.
Pire, celui que les médias ont baptisé XDDL, 50 ans à l’époque des faits, ne figure même plus dans la liste des 47 criminels les plus traqués d’Europe. «Chacun des 27 Etats membres de l’Union peut nous signaler deux délinquants», explique Europol, l’agence européenne de police criminelle, qui gère ce glaçant recensement, confessant au passage n’avoir jamais reçu de demande officielle de recherche de la part des autorités françaises. Etonnant.
Car même si la justice serait contrainte de déclarer un non-lieu au cas où Ligonnès ne réapparaîtrait pas, tout indique que, dans la nuit du 3 au 4 avril puis du 5 au 6 (le deuxième de ses fils étant absent les jours précédents), c’est bien lui qui a massacré tous les siens et les deux labradors de la famille. Agnès, son épouse de 49 ans, Arthur (20 ans), le fils de cette dernière, qu’il avait adopté, Thomas (19 ans), Anne (16 ans) et Benoît (13 ans): cinq corps, ainsi que ceux des chiens, qu’il a enterrés sous la terrasse de la maison et aspergés de chaux vive pour accélérer leur décomposition et neutraliser les odeurs.
Cinq victimes innocentes, droguées avec un somnifère puis abattues de deux balles dans la tête – excepté Benoît, chez qui on en retrouvera trois et deux autres dans la poitrine – au moyen d’une carabine 22 long rifle munie d’un silencieux, héritée de son père, quelques mois auparavant.
Des cadavres retrouvés par hasard, après quatre visites infructueuses de la police scientifique. Autant d’examens minutieux qui n’ont permis de découvrir ni empreintes digitales ni empreintes génétiques, mais une minuscule trace de sang dans la cuisine ainsi que sur une serpillière, après avoir pourtant passé toute la maison au luminol (un produit chimique utilisé pour détecter des traces de sang sur les scènes de crime).
Un étrange mode opératoire
Selon les rapports de police, Ligonnès avait pris soin de glisser une plaque de linoléum derrière la tête de chacune de ses victimes afin d’éviter les éclats de sang. «Les balles de ce calibre, elles, restent dans la tête des victimes», explique Fred Reichenbach, ancien inspecteur des stups de la police genevoise aujourd’hui détective privé, rompu au maniement des armes. Pour sa part, c’est le mode opératoire qui interpelle. «Muni d’un silencieux, le canon d’un 22 long rifle mesure au minimum 1 mètre», détaille-t-il, dubitatif. Même si son utilisateur présumé avait pris des cours de tir dans les mois précédents, emmenant avec lui deux de ses fils pour camoufler ses desseins, manier la carabine ainsi équipée n’a pas dû s’avérer des plus simples, remarque le Valaisan. Une question jamais soulevée par les enquêteurs.
C’est l’obstination du procureur de la République de l’époque et le flair d’une lieutenante qui conduiront finalement à la macabre découverte. Sans eux, le crime aurait été parfait. Intriguée par les gamelles des chiens curieusement positionnées sous une planche, la policière a d’abord soulevé cette dernière, qui reposait sur de la terre à peine tassée. Puis, à l’aide d’une pelle et d’une pioche trouvées sur place, ses collègues ont creusé. Une dizaine de centimètres d’une terre meuble avant que la pioche ne cogne sur quelque chose de plus solide. Une fine couche de ciment, encore friable, recouvrant une toile blanche qu’ils ont prestement découpée. Pour tomber sur une seconde couche de terre puis sur un mélange de plâtre et de chaux.
Des sarcophages et des chapelets
Une fois ce magma extrait, les policiers auront un premier choc. Olfactif. Du trou de 2,5 m3 se dégage en effet une violente odeur de putréfaction. Puis la forme d’une jambe apparaît, ainsi que celle d’un corps. Tous sont en tenue de nuit, la tête dans un oreiller imbibé de sang et soigneusement empaquetés. Trois couches: drap, sac de couchage et sacs poubelles, le tout entouré de scotch épais. Et chaque sarcophage contient un objet à connotation religieuse: chapelet, statue de la Vierge, colombe…
Aujourd’hui, seuls deux policiers, à Nantes et à Paris, s’échinent encore à retrouver XDDL. Un désintérêt surprenant dont nous avons vainement cherché la cause. Malheureusement, ni l’actuel procureur de la République de Nantes, ni la police criminelle, ni la Brigade nationale de recherche des fugitifs (BNRF) n’ont répondu à nos nombreuses sollicitations.
C’est finalement d’un confrère français, Alain Hamon, cinquante ans de faits divers au compteur, qu’est venue la réponse. Laconique. «Pour les cadors de la direction centrale de la police judiciaire, il ne fait aucun doute que Dupont de Ligonnès est mort.» Point final. Une conclusion plutôt pratique pour la police et les autorités. Ligonnès mort, nul besoin de le rechercher.
«Il m'a dit que si on mourait tous,
ce ne serait pas grave»
Le journaliste écrivain Guy Hugnet, qui a couché sa longue enquête dans un ouvrage intitulé «L’affaire Dupont de Ligonnès, la secte et l’assassin», souscrit lui aussi à cette hypothèse. Pour lui, plusieurs indices permettent de l’étayer. Primo, un an et demi avant le massacre, XDDL écrit à deux amis le courriel suivant: «Si ça tourne mal, je n’ai que deux solutions: me foutre en l’air avec ma voiture ou foutre le feu à la baraque quand tout le monde dort.»
Sur le forum Doctissimo, où elle épanchait son mal-être sous le pseudonyme Scorpios dans de longs messages que le site a récemment supprimés, Agnès, l’épouse, ne disait pas autre chose: «Mon mari m’a dit que si on mourrait tous ce serait triste mais pas forcément grave.»
En cause, sa situation catastrophique dans tous les domaines. Ligonnès est en échec partout. Professionnel, financier et dans son couple. Son horizon est bouché. Il est acculé, désespéré. Hugnet poursuit: «Secundo, sur les images tournées par la caméra de surveillance de l’hôtel, on le voit quitter les lieux avec, dans son sac à dos, un étui qui dépasse pouvant contenir une carabine. Enfin, tertio, XDDL passe plus d’une semaine chez lui près des corps de sa famille puis il se promène plusieurs jours sur les routes. Dans les affaires criminelles, on n’a jamais vu des fugitifs se comporter de cette manière. Ça n’existe pas. Intelligent, il sait qu’il n’en réchappera pas», écrit le journaliste, pour qui Ligonnès s’est suicidé et gît dans l’une des très profondes grottes du Var. «Le département en abrite des centaines et il y en a quatre ou cinq dont on ne peut même pas atteindre le fond. Je vous rappelle qu’il connaissait bien la région pour y avoir longtemps vécu dans les années 1990», appuie-t-il.
«Je suis encore vivant», le message troublant
Ce n’est pas l’opinion de Jean-Marc Bloch, ancien patron de la police judiciaire de Paris, pour qui XDDL a organisé sa cavale et vit quelque part sous une fausse identité. «J’ai toujours pensé qu’il était vivant», confie-t-il régulièrement aux médias qui veulent bien l’entendre. Il y a cette photo aussi, reçue au bureau nantais de l’Agence France-Presse, le 13 juillet 2015, montrant deux des enfants Ligonnès, Arthur et Benoît, avec, au dos, cette troublante inscription, écrite à la main en majuscules: «JE SUIS ENCORE VIVANT», suivi, en minuscules de «de là jusqu’à cette heure». Un courrier signé Xavier Dupont de Ligonnès, daté du 11 juillet et envoyé de Nantes. On n’a jamais vraiment su si le signataire était réellement XDDL ou un corbeau.
Et puis, malgré le courriel inquiétant dont parle Guy Hugnet, les deux plus proches amis du fugitif, Michel Rétif et Emmanuel Teneur, ne croient pas non plus à la thèse du suicide. «Xavier n’est pas du genre à se foutre en l’air. Quel intérêt aurait-il eu à planifier tout ce scénario pour se suicider dix jours après dans le Var ou ailleurs?» déclarent-ils en chœur lors de leur interpellation par la police. Celle-ci les considère comme de potentiels complices, avant de les libérer de toute charge, après des dizaines d’heures d’interrogatoire, estimant qu’ils sont plus victimes que coupables.
Un doute subsiste cependant. Et pour cause: atteint d’un cancer, Rétif se suicidera en 2018, quelques semaines seulement après avoir témoigné dans 13h15 le samedi, un magazine d’information de France 2 présenté par Laurent Delahousse. Il avait 53 ans. Certes, il se savait condamné, mais beaucoup se demandent si ce n’est pas le poids d’un secret trop lourd à porter qui l’a incité à abréger ses souffrances. A l’équipe emmenée par Delahousse, il dira simplement que lorsque Ligonnès a été filmé en train de retirer 30 euros à un distributeur de Roquebrune, la veille de son «évaporation», c’était à dessein. «Il regardait ostensiblement la caméra, comme pour dire: «Regardez-moi bien, vous ne me verrez plus.» Xavier a toujours été joueur, provocateur. Et c’est quelqu’un de discret, de charismatique, qui peut changer d’apparence et qui parle plusieurs langues couramment sans accent. Il peut sans problème passer pour un Américain, par exemple.»
«Coucou les cochons», les e-mails vengeurs d'un mari trompé
Ce que Rétif ne dira pas, en revanche, c’est la liaison qu’il a eue avec Agnès, l’épouse de Xavier. Une relation purement charnelle que Ligonnès découvre rapidement et dont il va se venger d’une manière singulière et inattendue, mais qui en dit beaucoup sur la complexité du personnage. Après leur avoir adressé des e-mails commençant par «Coucou les cochons», pour demander des détails sur leurs torrides effusions, il leur propose ni plus ni moins qu’une partie à trois. Tant qu’à être cocu, autant participer à la fête, estime-t-il. Mais lui ne tiendra que le rôle du voyeur. C’est sa condition pour redevenir ami et époux. Blessé dans son orgueil, Xavier Dupont de Ligonnès dira avoir subi un véritable tsunami affectif et psychologique à cette époque, en 2006. Totalement sous emprise, Agnès et Michel acceptent. Pire, deux mois plus tard, Xavier refait jouer la scène à un autre de ses amis.
Quand sa femme lui reproche de l’humilier, il lui répond que, sans sa trahison, ces situations n’auraient jamais existé et l’accuse de déni. Seule son éducation catholique l’empêche d’avouer avoir adoré ces expériences, assène-t-il.
La mort de Rétif ne sera pas le seul élément troublant de cette affaire. Emmanuel Teneur mourra à son tour quelques mois plus tard, à 57 ans, d’une crise cardiaque consécutive à une embolie pulmonaire. Deux victimes supplémentaires de Ligonnès, en somme.
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