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Témoignage

Abusées sexuellement au sein d’une fanfare en Valais, elles racontent leur calvaire

Pour les protéger de personnes malintentionnées, on met les enfants en garde. On leur apprend à ne pas avoir peur de s’exprimer, à dire les «choses». Souvent, ils sont écoutés par leurs proches, parfois pas. Mais ce qui est certain, c’est que de nombreux cas d’abus sexuels sont enterrés. A l’instar de celui vécu par deux fillettes de 7 et 10 ans à l’époque des faits. Les arguments du professeur de musique incriminé ont convaincu la justice de son innocence. Restent aujourd’hui deux adolescentes en grande souffrance.

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Deux jeunes témoignent après avoir été victimes d'abus sexuels au sein d’une fanfare en Valais

«Les faits ne sont pas suffisamment graves pour la justice mais suffisants pour démolir notre fille», déplorent et dénoncent les parents de Sophie*, qui posent de dos avec leur fille. Quatre ans après avoir subi des abus qu’elle a trop longtemps gardés pour elle, l’adolescente, aujourd’hui âgée de 15 ans, continue de voir sa santé se dégrader.

Julie de Tribolet

«Notre but n’est pas de faire un procès à la justice, qui a classé l’affaire, ni à la police, qui a établi un rapport qui a conduit à cette issue, mais d’appeler à un changement de mœurs. Les blagues salaces, les mots inadéquats, les tapes sur les fesses, les frottements contre le corps sont autant de comportements contre lesquels un adulte peut se défendre mais qui mettent un enfant à la merci de l’auteur de ces agissements. Malgré nos mises en garde, malgré les avancées de la prévention, quel sens un enfant de 7, 8 ou 10 ans donne-t-il à la phrase «avoir des propos ou des gestes déplacés»? Aucun. Il subit. Comme quelqu’un qui s’exposerait au soleil sans la moindre protection. Entre 7 ans et demi et 11 ans, notre fille ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Quatre ans après être sortie des griffes de son bourreau, elle souffre encore de manière sévère et persistante de difficultés de régulation de ses émotions et a l’impression permanente d’être inutile, honteuse, de n’avoir pas su se défendre, de n’avoir pas osé parler des actes que l’auteur a commis sur elle, dit la psychologue qui la suit. Son quotidien est un enfer. Le nôtre aussi.» 

Zone grise


Cette introduction en forme de cri de douleur des parents de Sophie*, aujourd’hui âgée de 15 ans, souligne l’impact émotionnel, l’inquiétude et même les bouleversements que provoque au sein de la famille un abus sexuel aux dépens d’un enfant. Les professionnels vont jusqu’à parler de destruction des idéaux familiaux, les parents culpabilisant de ne pas avoir su protéger leur enfant alors que c’est leur rôle premier. C’est toute la dynamique familiale qui est remise en question, selon eux. L’histoire de Sophie, corroborée par celle de Gaëlle*, moins longtemps exposée à la même personne et qui a trouvé le courage d’en parler à ses parents, qui l’ont rapidement retirée de cette activité, émarge à une zone grise qui laisse encore trop souvent les victimes à leur douleur et les présumés coupables au bénéfice du doute.

«J’aimerais que tu sois mon nounours»


L’épreuve des deux fillettes a commencé en 2017, dans une salle qu’une fanfare du Valais central réserve aux cours hebdomadaires privés que l’enseignant sexagénaire donne à ses élèves. Dès le début, ce dernier n’a cessé de louer le talent de Sophie, épaté par sa maîtrise du cornet alors qu’elle n’a pas encore 8 ans. Mais, rapidement, celui que les responsables de la fanfare qualifient de particulièrement compétent, jovial, cordial, mais aussi très tactile, naïf et un peu «space», assortit ses éloges de commentaires et de gestes qui vont peu à peu enfermer la fillette dans un piège dont elle ne parvient pas à s’échapper. Pendant plus de quatre ans, elle subira, dit-elle, chaque mercredi après-midi, des caresses sur les fesses et les cuisses, des étreintes non désirées, des câlins forcés et des «déclarations» qui laissent pantois. Exemples: «J’ai rêvé de toi cette nuit. J’aimerais que tu sois mon nounours pour que tu restes tout le temps dans mon lit et que je puisse te faire des câlins le soir.» Ou: «Si tu avais 50 ans de plus, on pourrait se marier. On formerait un beau couple.» Ou encore, menaçant: «Assieds-toi sur moi, sinon tu ne vas pas pouvoir partir du cours.» 

«J’aime trop quand tu mets une jupe»


Un comportement que Gaëlle, 17 ans aujourd’hui mais élève entre septembre 2017 et mars 2018, confirme en tous points. «A moi, il disait aussi qu’il aimait trop quand je mettais une jupe», confie-t-elle, en décrivant à son tour les contraintes gestuelles qu’elle subissait. Autant de paroles et de gestes que l’auteur réfute avec véhémence et a réfuté lors de l’enquête diligentée d’office par la police à connaissance des faits, en avril 2021, brandissant son casier judiciaire vierge après une longue carrière musicale sans histoire pour prouver sa bonne foi. Au téléphone, il affirme n’avoir jamais tenu les propos que les filles lui prêtent, ni s’être laissé aller aux gestes qu’elles décrivent. «C’est n’importe quoi! J’ai une technique d’enseignement qui consiste à faire sortir aux enfants leurs émotions et qui les incite à donner le meilleur d’eux-mêmes. Peut-être que les familles, originaires d’une autre culture, l’ont mal interprétée», explique-t-il, en se déclarant tout de même prêt à s’excuser si sa façon de faire a pu heurter ou a causé du tort. «Je ne comprends pas pour quelle raison cette jeune fille et sa famille ressortent cette affaire dont j’ai déjà jeté le dossier. Personnellement, j’ai le souvenir d’une fillette renfermée, peu intégrée à la fanfare, n’ayant ni copain, ni copine et traînant un mal-être dont je ne me sentais pas responsable. Malheureusement, aujourd’hui, ça tombe sur moi» conclut-il. 

Alertée en automne 2017 déjà par les parents de Gaëlle, la responsable de l’école de musique reconnaît n’avoir pas jugé utile de donner suite à cette plainte, par ailleurs déjà formulée par le père de la fillette à l’intéressé lui-même. «Comme tout se passait bien au dire des autres filles suivant les cours du même enseignant, il n’y avait pas de raison de l’écarter ou de mettre en doute son intégrité», justifie-t-elle. «Que des cadres de la société trouvent ce comportement à peine déplacé, c’est ça qui est révoltant et dangereux», estiment les parents de Sophie.

Quatre ans sans sourire
 

Si Sophie et ses parents exhument cette «vieille affaire», c’est parce que l’état de santé et le quotidien de l’adolescente, qui a longtemps souffert de symptômes dissociatifs, continuent à se péjorer. «Cela fait quatre ans qu’on ne l’a plus vue sourire, quatre ans que son état physique et mental nous inquiète. Les faits ne sont pas apparus suffisamment graves aux yeux de la justice mais ont été suffisants pour démolir notre fille», se désolent ses parents, désabusés et déstabilisés. A cet égard, le long diagnostic que nous a transmis Christine Bridy Guntern, psychologue et psychothérapeute qui soigne Sophie depuis l’époque des faits, est éloquent. «Elle présente un trouble de stress post-traumatique complexe (TSPT-C) au sens du manuel de classification internationale des maladies. Il s’agit d’un trouble qui apparaît à la suite d’une exposition répétée et prolongée à des événements dont il est difficile, voire impossible d’échapper, tels par exemple les abus sexuels et la maltraitance. Dans le cas de Sophie, les symptômes suivants sont présents: trouble du sommeil, symptômes dissociatifs et hypervigilance (état de qui-vive comme si les traumatismes allaient se repasser). Soit elle ne ressent ni joie, ni tristesse, soit elle ressent tout très fort. De plus, elle se dévalorise à cause de son incapacité à avoir pu mettre des mots sur ses maux lors de son audition par la police. Les mots à répéter et les gestes à mimer étaient trop forts et l’exposaient au risque de revivre les abus comme s’ils étaient à nouveau en train de se passer. Depuis, elle porte en elle une honte et une culpabilité qui ne lui appartiennent pas. Comme si elles étaient engluées au plus profond d’elle-même. Suite aux abus sexuels qui lui ont été imposés pendant de nombreuses années, Sophie souffre encore de manière significative dans les domaines personnel, familial, social et scolaire», détaille la thérapeute. 

«On nous apprend à dire non, mais on ne nous entend pas»
 

Un seul regard, un seul mot d’un adulte avec une intention sexualisée envers un enfant suffit à l’effraction psychique. Tout est affaire d’interprétation, selon Christine Bridy Guntern. «Caresses et attouchements sont souvent des termes utilisés pour pouvoir minimiser et discréditer leur impact sur l’enfant. On entend d’ailleurs souvent dire: «Oui, mais bon, ce n’étaient que des attouchements. Il ne l’a pas violée.» Et alors? Est-ce que cela autorise et valide le geste?» interroge la psychologue sédunoise.

A la lecture de l’information que nous a fait parvenir Béatrice Pilloud, la procureure générale du Ministère public valaisan, c’est à l’évidence l’interprétation qu’en a faite la justice, pourtant. «Une décision de classement a été rendue, car le procureur chargé de l’enquête a estimé qu’il n’y avait pas d’éléments constitutifs d’une infraction pénale, en particulier qu’il n’y avait aucune connotation sexuelle dans les gestes effectués.» 

«A l’école, on nous apprend à dire non. Mais quand cela arrive, on nous écoute, mais on ne nous entend pas», regrettent à l’unisson et pleines d’amertume Sophie et Gaëlle. Un constat qui interpelle et laisse un profond malaise...

* Prénoms et noms connus de la rédaction.


«Une plainte pénale exposerait inutilement l’enfant»


Me Stéphane Piletta-Zanin fait partie des avocats admis à pratiquer devant la Cour pénale internationale et le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

C’est la première question qui vient à l’esprit: les parents des fillettes ont-ils déposé une plainte pénale contre l’agresseur de ces dernières? Dans un premier temps, ce n’est pas nécessaire puisque l’agression sexuelle sur un(e) mineur(e) est considérée par la loi comme un abus de pouvoir ou de confiance de l’abuseur et une transgression des normes sociales établies et est poursuivie d’office quand les autorités en ont connaissance. En l’occurrence, les faits n’ont pas été considérés suffisamment qualifiés par la justice, qui a stoppé la procédure. 

C’est à ce moment-là que les parents pourraient déposer une plainte pénale afin de pousser la justice à mener l’enquête plus avant. «Une action qui, à défaut de preuves irréfutables, exposerait inutilement l’enfant», estime Me Stéphane Piletta-Zanin, rompu à ces questions par ses activités internationales. 

«Cela impliquerait que l’enfant soit convoqué par un(e) juge pour être entendu. Même si le magistrat en question possède les compétences pour le faire, il serait contraint de poser des questions qui s’avèrent extrêmement traumatisantes pour l’enfant. Comme ces actes se passent pratiquement toujours dans le cadre intime d’une pièce fermée et sans témoin, le jeu n’en vaut pas la chandelle, si j’ose dire. Il est même contraire à l’intérêt de l’enfant, qui doit être protégé dans ce genre de situation», confie le juriste genevois. Avant de préciser: «Cela étant, stopper la procédure ne signifie pas la classer définitivement. Si un fait nouveau ou une autre dénonciation devait intervenir, elle serait automatiquement exhumée.»

Par Christian Rappaz publié le 8 août 2024 - 10:00