Quand on est frigorifié, on ne perçoit pas grand-chose. «On se concentre uniquement sur l’essentiel, on perd de vue les détails», analyse Charles-Henri Lambelet, ajoutant que c’est aujourd’hui seulement, avec le recul, qu’il prend conscience de la beauté du paysage immaculé en hiver et de la pureté de la nature. A l’époque, l’hiver se résumait à la neige qui tombait inlassablement. Et au froid. «Nous étions souvent transis, pratiquement tout le temps de novembre au printemps», se souvient-il. A La Brévine, il faisait parfois si froid que l’on raconte qu’un homme affamé a mangé les bougies qu’il avait emportées dans son sac à dos. «Mon père a eu sept fois les oreilles gelées. Il n’avait pas de cache-oreilles comme ceux que j’ai eus plus tard.»
Mais commençons par le commencement. Nous rencontrons Charles-Henri Lambelet à Buttes (NE), dans le Val-de-Travers, où il nous accueille dans sa cuisine agréable et chaleureuse. Nous sommes en février 2023, mais il fait doux dehors et le soleil a fait fondre presque totalement la neige qui recouvrait le sol il y a encore quelques semaines. «Un contraste par rapport au passé», souligne le Neuchâtelois.
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Quand il parle du «passé», Charles-Henri Lambelet fait référence aux années 1960, 1970 ou 1980. Aujourd’hui âgé de 91 ans, il évoque cette époque comme si c’était hier, alors qu’il était facteur dans la vallée de La Brévine. Pendant des décennies, il a effectué une tournée de 15 à 20 kilomètres, distribuant le courrier à 29 foyers. En hiver, quand la neige atteignait plusieurs mètres d’épaisseur, il affrontait le vent et les intempéries sur ses skis de fond pour rejoindre les fermes, parfois éloignées. Ou il se déplaçait en traîneau à cheval, qu’il avait lui-même fabriqué avec des skis et des bâches. Parfois, l’une de ses deux filles l’accompagnait et utilisait une sorte d’essuie-glace en bois pour dégager la neige sur la petite fenêtre de la bâche. De temps en temps, son père lui laissait mener le traîneau.
«C’est le matin qu’il faisait le plus froid, avec parfois -30°C, voire pire, se remémore Charles-Henri Lambelet, à une époque où le pays connaissait encore partout de véritables hivers. C’était un froid sec, on y était habitués, y compris à la bise qui soufflait souvent. Même si nous n’avions pas de vêtements thermiques et simplement des gants en laine. En tout cas, je n’ai jamais été malade, du moins pas en hiver. Une seule fois, j’ai eu une pneumonie, mais c’était en plein été.»
Un record historique
La Brévine est une haute vallée d’une vingtaine de kilomètres de long, lovée à environ 1050 mètres d’altitude. Elle se situe dans le nord-ouest du Jura neuchâtelois, non loin de la frontière française. La commune de La Brévine se compose de fermes dispersées, de hameaux et de plusieurs localités. Un peu plus de 600 personnes y vivent, alors qu’elles étaient une centaine de plus il y a un demi-siècle.
L’endroit est connu pour son froid extrême: le 12 janvier 1987, on y a mesuré -41,8°C, la température la plus basse jamais enregistrée dans une localité suisse habitée, qui fut alors surnommée «la Sibérie de la Suisse».
Bien que les hivers soient de plus en plus doux et de moins en moins enneigés en raison du changement climatique, les habitants de La Brévine sont fiers de leur record de froid, toujours en vigueur. Au centre du village, des panneaux indiquent le point de mesure historique et un thermomètre affiche la température actuelle sur une façade – une attraction volontiers photographiée. Pour de nombreux touristes, ce record justifie une excursion dans le village jurassien. Les visiteurs viennent également pour la beauté du paysage, les possibilités de randonnée et de ski de fond, mais aussi par curiosité.
Un lac d’air froid
Le froid qui règne dans la vallée de La Brévine s’explique par sa situation topographique. Comme à Samedan (GR), où l’on enregistre aussi régulièrement des températures extrêmement basses, la vallée se situe dans une dépression où se forme un «lac» d’air froid. Les nuits d’hiver, lorsque le ciel est dégagé et que le vent est quasiment nul, le fond de la vallée, fermée, se refroidit. Et une fois que le froid s’est installé, il dure longtemps. C’est du moins ce qui se passait autrefois.
Aujourd’hui encore, on enregistre des températures très basses. «Mais la plupart du temps, le froid ne dure que quelques jours», explique Jean-Bernard Huguenin. Cet agriculteur à la retraite, originaire du village du Bémont, s’intéresse beaucoup aux conditions et à l’histoire de la région. Autrefois, il faisait -20°C ou moins encore pendant des mois et la neige persistait souvent jusqu’en mai. «Les choses ont évolué très lentement mais, depuis quelques années, nous percevons et voyons clairement les changements», dit-il. Selon lui, les étés secs et chauds sont encore plus inquiétants que les hivers doux. La vallée, qui reste agricole et compte encore six fromageries, manque alors d’eau.
Mais revenons à Charles-Henri Lambelet, et plus précisément aux années 1980. Pendant l’hiver 1981, soit six ans avant le record de froid, la célèbre photographe et artiste romande Monique Jacot avait passé quelques semaines dans la vallée de La Brévine. Aujourd’hui âgée de 89 ans, cette grande dame de la photographie suisse, dont les reportages ont été publiés dans des magazines comme «Geo», «Stern» et «Vogue», avait à l’époque documenté la vie dans cette vallée au climat glacial pour «L’illustré». Avec ses photos, dont une sélection est proposée dans ce reportage, elle a produit un document historique exceptionnel. Au cours de l’hiver alors le plus rude depuis dix ans, Monique Jacot a accompagné des paysans, mais aussi le vétérinaire, le boucher et le fossoyeur dans leur travail. Avec son appareil photo, elle a immortalisé la manière dont les gens dégageaient la neige de plusieurs mètres d’épaisseur sur les toits et dont ils déplaçaient le fumier gelé. Ou le déroulement d’une course de ski de fond populaire. Elle a également photographié des enfants et des adolescents faisant de la musique, s’amusant dans la neige ou jouant au hockey sur le lac des Taillères gelé. Et bien sûr, Monique Jacot a aussi accompagné le facteur Lambelet. «Je m’en souviens très bien, sourit-il. Elle chaussait aussi les skis et m’accompagnait sur ma tournée des fermes.»
Prenons l’exemple d’Alexandrine Pellaton. Cette veuve, alors âgée de 77 ans, vivait seule dans sa grande ferme du hameau du Brouillet, où elle élevait des poules, des lapins et parfois des veaux. Elle a donné à la photographe un aperçu émouvant de sa vie toute simple: sa cuisine, son salon et même sa chambre à coucher. Monique Jacot a également rencontré le petit-fils d’Alexandrine, Samuel Maeder, qui vivait à environ 1 kilomètre de là, dans la ferme familiale qu’il avait dû reprendre à l’âge de 22 ans seulement après la mort accidentelle de son père. Mais Samuel Maeder n’a pas remarqué que Monique Jacot l’avait photographié avec son cheval Jenny dans la lumière dorée du couchant, en rentrant de la fromagerie; il n’a découvert la photo que bien plus tard, dans un magazine.
Le cheval rentrait tout seul
«Mes souvenirs sont encore très vivaces», affirme l’agriculteur, aujourd’hui âgé de 65 ans, qui raconte comment, enfant, il devait chaque matin apporter le lait à la fromagerie en charrette à cheval et en déposer 2 litres à Alexandrine, sa grand-mère maternelle. L’hiver, il devait souvent se frayer un chemin dans la neige fraîche à hauteur d’épaule avec son cheval et son traîneau pour arriver sur une route dégagée. C’est difficile à imaginer aujourd’hui. «Une fois que j’avais livré le lait à la fromagerie, je prenais le bus dans la rue principale pour aller à l’école du village», poursuit Samuel Maeder. Le cheval rentrait tout seul à la maison en trottinant, en faisant une halte chez Alexandrine. «Je suppose qu’il y trouvait quelque chose à manger. Oui, la vie était très simple et parfois dure. Mais aussi très sympa. Aujourd’hui, on a beaucoup plus de confort, mais tout va tellement vite. Et les gens n’ont plus le temps de rien.»
Avoir le temps et prendre son temps. Pour le facteur Lambelet aussi, cela a toujours été au cœur de son travail. Déjà à l’époque, il devait certes garder l’œil sur sa montre pour pouvoir tenir son programme de la journée, mais bavarder avec les gens à qui il apportait le courrier en faisait partie. Tout comme boire un café, avec parfois un verre d’absinthe ou de kirsch. «Les gens étaient curieux et voulaient savoir ce qu’il se passait dans les autres maisons ou au village», raconte-t-il, ajoutant qu’il lui arrivait aussi de donner un coup de main quand l’une des fermes avait besoin d’aide, par exemple pour mettre bas un veau ou conduire un taureau à une vache en chaleur. «Je participais au quotidien des fermiers, je faisais pour ainsi dire partie de leur vie.»
Sensibilisation à la nature
Les anecdotes de Charles-Henri Lambelet sont captivantes, même celles concernant son petit bureau de poste du Brouillet, l’un des nombreux bureaux qui existaient dans la vallée. Il appartenait à sa famille depuis 1857 et il a continué à le faire vivre pour faire plaisir à ses parents, explique-t-il aujourd’hui. «Le guichet se trouvait derrière une petite vitre et les gens devaient d’abord traverser notre cuisine pour y accéder.» Régulièrement, le médecin passait à la maison et donnait ses consultations dans le salon. Les autres bureaux de poste de la vallée avaient eux aussi plusieurs fonctions: ils faisaient à la fois office de restaurant, de magasin et de bureau de vote. Et c’était toujours un lieu de rencontre important.
Parmi les 29 fermes de la tournée de Charles-Henri Lambelet se trouvait celle des Sorbiers de Geneviève Montandon. Monique Jacot a photographié la jeune agricultrice à l’époque, en train de transporter le lait frais à la fromagerie avec son cheval Mouette et son traîneau. Ou de déblayer la neige avec son tracteur. «Il y avait toujours beaucoup de travail et c’était particulièrement dur en hiver, car je devais aussi couper le bois dont j’avais besoin pour me chauffer», se souvient l’agricultrice, qui raconte qu’elle faisait presque tout toute seule. «J’avais juste de l’aide pendant la saison des foins», explique celle qui est devenue veuve en 1978, à seulement 26 ans. «J’avais deux enfants en bas âge, je ne pouvais pas baisser les bras.» Les animaux lui ont également donné la force de se battre. Huit vaches laitières vivaient dans son exploitation, qui comprend un alpage. C’est là que l’agricultrice passait l’été, avec les enfants, les vaches et les veaux. Il y a sept ans, Geneviève Montandon a pris sa retraite et a vendu sa ferme «en bloc» à un jeune couple qui continue de l’exploiter en biodynamie. «Cela me rend heureuse.» L’écologie et le développement durable sont des thèmes importants pour elle qui a toujours été sensibilisée à la nature et a perçu très tôt les changements de l’environnement.
Réservoir d’eau révolutionnaire
Geneviève Montandon, Charles-Henri Lambelet, Samuel Maeder: les personnes que nous avons rencontrées dans le Jura neuchâtelois sont inoubliables, tant les histoires de vie qu’elles nous ont confiées sont touchantes. Pourtant, il y aurait encore bien d’autres choses à raconter: l’ancien instituteur, Pierre Schwab, qui, à l’époque où il n’y avait pas encore de salle de gymnastique à La Brévine, emmenait les enfants skier les après-midi d’hiver. Ou encore l’eau que l’on puisait dans des citernes jusque dans les années 1970 et qui venait souvent à manquer en hiver. Grâce à la construction d’un réservoir, tous les foyers sont raccordés à l’eau courante depuis 1976. «Ce fut une révolution qui a totalement changé la vie des gens», se souvient Valentin Robert, l’ancien président de la commune. Selon lui, il existe aujourd’hui des machines pour tout ce que l’on faisait autrefois à la main: chasse-neiges, déneigeuses, dameuses. «Mais souvent, c’est la neige qui manque.»
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Oui, beaucoup de choses évoluent à La Brévine, comme partout ailleurs. Pourtant, certains aspects sont restés inchangés: aujourd’hui encore, il y a des restaurants où l’on se retrouve. Et même si beaucoup de gens travaillent ailleurs, ils font leurs courses à la boucherie, à la boulangerie ou à l’épicerie du village. Ils affirment que c’est la plus belle des vallées et qu’ils sont solidaires. «Il n’y a aucune raison d’en partir.» Au milieu de ce magnifique paysage, de cette communauté, on le comprend aisément. «Les temps changent et nous changeons avec eux», dit un vieux proverbe. Dans la vallée de La Brévine, il s’applique comme nulle part ailleurs.
>> Lors de la Fête du froid (les 3 et 4 février 2024) au lac des Taillères, la vallée de La Brévine célèbre son climat, avec un marché hivernal et diverses activités. Plus d'infos sur www.vallee-brevine.ch/fete-du-froid