L’Ecole de bande dessinée et d’illustration de Genève (ESBDI) mérite son nom de «supérieure». Pour y pénétrer, dans un auguste bâtiment proche de la gare, il faut en effet commencer par gravir les quatre étages du Centre de formation professionnelle Arts. Là, une porte en bois s’ouvre sur un escalier abrupt qui mène sous les toits. Les deux classes de bédéistes s’y cachent.
Les parois débordent d’images, de Paris, Texas à des créatures tout droit sorties du Seigneur des anneaux. La trentaine d’étudiants loge là depuis 2017, début de cette formation publique unique en Suisse, rêve de tant d’auteurs: une vraie école dédiée à la bande dessinée, où l’on enseigne non seulement le dessin, mais où on s’attelle aussi à l’art subtil de la narration jusqu’à celui, plus pragmatique, de l’illustration de commande ou de la gestion d’un budget.
Tout est parti d’un manque, la disparition du CFC en illustration. Dès 2014, électrisés, les auteurs suisses ont commencé par créer leur association professionnelle, la Swiss Comics Artists Association. Doyen de l’école, Patrick Fuchs s’en souvient comme si c’était hier: «Nous étions impatients. Or proposer un CFC était très long, à cause des validations fédérales. Nous avons préféré nous battre pour une école supérieure qui pouvait se greffer sur le plan d’études fédéral ES art et design existant. Il y avait aussi une question d’âge: raconter une histoire en textes et images exige de la maturité. Force est de constater qu’on est plus mûr dès 20 ans qu’à 15 ans.»
Convaincu, ce collectif est parti au front avec des dessinateurs comme Tom Tirabosco ou l’accélérateur Zep, dont la popularité a ouvert quelques portes. La philosophie? Une BD plurielle, «non formatée, qui intègre toutes les formes que peut prendre la bande dessinée contemporaine, dont le roman graphique», explique le doyen.
Les étudiants ont de 20 à 30 ans, ils possèdent majoritairement un CFC, à moins d’une dérogation pour «talent exceptionnel». Ici, on garde les pieds sur terre: «Dès qu’ils arrivent, on ne cache pas aux étudiants qu’ils ne vivront sans doute pas de la BD, mais nous leur donnons les outils nécessaires pour vivre du dessin en répondant à des mandats professionnels alimentaires, afin qu’ils puissent développer en parallèle un travail d’auteur.» Dès la rentrée 2021, la Haute école d’art et de design (HEAD) voisine proposera cependant un bachelor en illustration. Couac? Le doyen, qui s’entend bien avec cette institution, se refuse à parler de concurrence.
On monte. Les étudiantes de première année Fanny Schoepfer, 22 ans, et Sarah-Leeloo Brulhart, 21 ans, terminent une BD reportage sur les enfants volés, pour un magazine romand. «Cela crée de la pression, dit Fanny, on doit penser au journal, à la personne qui va découvrir sa propre histoire, aux profs.» Toutes deux savourent leur privilège d’être là. L’une a accompli un CFC de polydesigner 3D «juste pour entrer ici». Sa camarade possède un CFC de céramiste. Fanny a appris à lire avec Lucky Luke, alors que la BD n’était pas la passion initiale de son amie: «Je suis là parce que j’aime raconter des histoires.» Elles savent combien les places seront chères, tant les auteurs sont de plus en plus nombreux. «Je verrai quelles portes s’ouvriront…» espère Sarah-Leeloo. En attendant, les échanges sont la règle. Les étudiants comparent leurs travaux, s’évaluent, se conseillent. «On peut parler de stylos ou de crayons pendant des heures…» sourient-elles.
Le professeur Pierre-Louis Chantre, qui donne la narration aux étudiants de deuxième année, observe cette génération au quotidien: «Je salue leur courage, leur ambition m’impressionne souvent. En plus de voir grand, avec des travaux de diplôme de parfois plus de 100 pages, ils osent se lancer dans des histoires personnelles, voire intimes.» Avec ses collègues, il mesure la folle importance de la dimension Instagram. «C’est leur médium, le premier endroit où ils se montrent, pour y être jugés par leurs pairs. Poster leur dessin leur offre déjà une notoriété, tout en les soumettant au stress qui va avec.» Sous ces toits, le monde bouillonne et les dessins commencent par faire tressaillir les smartphones.
La galerie Papiers Gras à Genève propose dès la fin juin une exposition avec le fanzine OCDC sous la houlette de David Terbois. La plupart des participants sont issus de l’ESBDI.
Une vision si large qu’il fut vite évident de tisser des liens avec les prestigieux lieux culturels environnants. Sur le bureau de Patrick Fuchs, un récent ouvrage réalisé avec le Musée Ariana l’incarne: chaque étudiant a imaginé une BD de trois pages autour d’objets tirés d’une exposition japonaise.
L’école n’a pas non plus hésité à lancer ses étudiants sur le Ring de Wagner au Grand Théâtre ou à représenter l’expo inventaire du Mamco. En parallèle, les auteurs de renom ont défilé dans la soupente. Au hasard et en collaboration avec le FIFDH, Joe Sacco est venu trois jours pour une BD reportage sur un foyer de migrants et Guy Delisle a passé deux semaines pour le même exercice sur Meyrin.