Ce samedi matin du 11 juin, une petite famille à Bretonnières (VD), bouche bée, plante son petit-déjeuner et se dresse d’un seul homme pour regarder passer notre train à vapeur. Plus loin, à Fribourg, une dame sur un balcon manque de tomber en se précipitant sur son appareil photo. Pour un simple usager des trains comme nous, hormis la beauté sauvage de la locomotive crachotant ses scories de charbon jusque dans les wagons, l’émerveillement est là: pendant cette journée, de Vallorbe à Vallorbe via Romont (FR), Lyss (BE), Gorgier (NE) et Denges (VD) pour y faire le plein d’eau, les gens ouvrent de grands yeux au passage du Swiss Classic Train.
«Votre train est une machine à faire sourire», a dit un jour un passager au chef du convoi, nommé Eric Chevalley, et celui-ci, Vallorbier pure souche qui fut professeur de gestion dans une autre vie, est d’accord: «Dans chaque gare qu’on traverse, les gens s’illuminent. Même si moi, je regarde surtout mes manomètres et mes niveaux d’eau et de pression.» Certains amateurs sont si fanatiques qu’il leur arrive de se montrer imprudents. Un jour, près de Palézieux (VD), des photographes presque couchés sur les voies ont fait perdre une heure aux autres trains. Eric Chevalley, lui, goûte chaque seconde du trajet. «Ce voyage, c’est la récompense pour nos milliers d’heures d’effort, aux bénévoles et à moi-même.
Pour réaliser ce projet un peu fou, constituer un train entier à l’identique des voyages de luxe des années folles, il a fallu la passion d’un riche Anglais, Sir Andrew Cook, héritier de l’entreprise sidérurgique William Cook et vivant en partie en Suisse. Fou de trains, il a acheté la locomotive alors qu’elle était en service à Capdenac, en France, et permis la réfection totale des dix wagons, en Tchéquie. Il en a aussi dessiné la décoration intérieure, sur le modèle des anciennes voitures des CFF.
La locomotive sort tout droit de l’histoire ferroviaire. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, les deux tiers de ces machines détruites, la France dut rapidement refaire son parc. L’Etat en commanda 1340 en Amérique du Nord, dédiées autant au trafic express qu’aux marchandises. Sur les 700 chauffées au charbon, il n’en reste que deux. Une à Clermont-Ferrand et celle de Vallorbe, baptisée 141.R.568, qui nous tire vaillamment aujourd’hui. Sa chaudière de 24 tonnes pour 11 de charbon rappelle l’époque dorée des chemins de fer.
Rien que le voyage depuis Schaffhouse, en 2015, à travers la Suisse pour rapatrier la locomotive dans le vent et le froid fut une épopée. Depuis, le train est couvé dans un dépôt loué aux CFF, à la gare de Vallorbe. Il s’ébranle plusieurs fois par année. Repartira fin juillet, en octobre pour le menu chasse ou à Nouvel An pour le train du réveillon, qui roule de nuit et revient à Vallorbe à 2 heures du matin.
A l’intérieur du train, on est en 1950, dans le Train Bleu ou l’Orient-Express. «J’aime l’art de vivre de cette époque, dit Eric Chevalley, cet âge où le voyage était aussi important que la destination. On prenait le temps et on laissait sa vie sur le quai.» Le train compte quatre classes. Dans la plus chère, les 20 places du wagon Pullman, on n’hésite pas à débourser 288 francs pour un superbe menu à cinq plats et de profonds fauteuils de seigneurs.
Dans les wagons, ceux qu’on appelle les «ferrovipathes», les vrais férus, se retrouvent souvent juste derrière la locomotive. Ils passent le voyage accoudés aux fenêtres. Casquette au vent, Armin Steck, de Blonay, est l’un d’eux: «Prendre ce train, c’est comme écouter la «Cinquième symphonie» de Beethoven. Enfant, j’habitais le long de la ligne du Gothard. Tous les jours à midi et demi, il y avait le Bâle-Lucerne à vapeur et j’étais à ma fenêtre.»
A l’extrémité opposée du train, dans le confortable Pullman, Regina et Jean-Pierre Bolay ont pris la dernière table. Ils se sont payé ce luxe, après avoir choisi la deuxième classe pour le voyage inaugural: «On adore la vapeur, cette odeur, ce retour aux sources. Ici on donne du temps au temps et on mange divinement.» Assis en deuxième classe, Leo Tercier, 13 ans, ouvre de grands yeux: «Je suis passionné, j’ai une maquette chez moi.» Lui et sa famille se sont habillés de circonstance, foulards de couleur à la Renaud, lunettes d’aviateur, joues mâchurées au charbon. Ce n’est plus un train, c’est une aventure intérieure.
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