La scène, devant la terrasse du café biennois de la Rotonde, semble tirée d’un film. Une silhouette de jeune fille en tutu bleu, aux longs cheveux décolorés, tournoie devant les tables. Une vieille femme, découvre-t-on lorsque la silhouette se tourne. Devant le spectacle, des adolescents attablés ricanent. Des passants poursuivent leur chemin, indifférents. Une fillette s’arrête, fascinée et interloquée. Une voiture klaxonne, les ados éclatent de rire. Concentrée, le visage fermé, elle continue ses mouvements.
Bienvenue dans le monde de Tzvetana Messerli. Par beau temps, et même s’il fait très froid, cette femme de 72 ans quitte son appartement bernois pour rallier une autre ville de Suisse. Dans ses valises, ses tenues froufroutantes, un lecteur de CD, du maquillage. Elle se pose à un endroit stratégique et se met à danser. Pas d’entrechats ni de pointes, mais des gestes de danseuse classique.
Le ballet, c’était son rêve. Tzvetana Messerli n’aime pas parler du passé. L’important, c’est de danser, ici et maintenant. Une obstination, une folie douce. Quand même, alors qu’elle se prépare devant une autre terrasse de Bienne, elle veut bien nous jeter des bribes de sa vie d’antan. Sa mère était chanteuse d’opéra. Quand Tzvetana avait 7 ans, elle l’a emmenée voir un ballet dans leur ville de Pleven, en Bulgarie. Une révélation: «Je suis tombée amoureuse.»
Ses parents – son père enseigne le violon au lycée – acceptent de l’inscrire à des cours de danse classique. C’est surtout la maman qui insiste, va voir le professeur quand elles se rendent compte que Tzvetana n’est pas sur la liste. Elle a 16 ans lorsqu’elle accomplit un pas de deux avec un danseur un peu plus âgé. Son père applaudit, mais est catégorique: la danse n’est pas un métier pour sa fille. Alors Tzvetana travaille, dans un atelier de textile. «C’était ennuyeux», élude- t-elle. Elle donne naissance à un garçon, quitte la Bulgarie pour lui offrir une vie meilleure. Il est aujourd’hui musicien professionnel.
Une fois retraitée de son job de caissière, elle n’a qu’une idée en tête: danser, enfin, devant un public. Sinon, cela ne compte pas. En 2009, elle se lance devant l’église du Saint-Esprit, place de la Gare, à Berne. Elle est terrifiée. Mais cette fois, rien ni personne ne l’arrêtera. Elle se rend à Genève, à Zurich, à Bienne, à Thoune ou à Bâle, au gré de ses envies et des autorisations.
Pour garder la main, elle étudie, dit-elle, les mouvements sur des vidéos qu’elle regarde sur YouTube. Souvent, l’Adagio en sol mineur d’Albinoni l’accompagne: «Cela plaît à un large public. Tout le monde ne comprend pas Tchaïkovski. Et puis, j’ai déjà dansé Le lac des cygnes, mais la musique est un peu faible.»
Elle le sait, que certains se moquent. Mais, ajoute-t-elle, «je vois dans leurs yeux que cela plaît aux gens. On m’a déjà dit que j’avais l’air d’un ange.»
«Animal sauvage»
Elle s’agite. «Cela me dérange, de plus en plus de gens me demandent mon âge. Mais depuis que j’ai 50 ans, mon âge ne m’intéresse plus!» A ses côtés, son époux, Ernest Messerli, bougonne, fasciné et dépassé par celle qu’il qualifie d’«animal sauvage». «Je vais me chercher une autre femme», dit-il. Quand il n’en peut plus, il s’envole pour les pays chauds, l’Egypte. Mais quand il est là, il l’accompagne et il l’attend.
L’argent que Tzvetana récolte dans sa sébile, elle s’en sert pour s’offrir des tenues professionnelles, réalisées à Gênes, en Italie. «Les beaux vêtements, cela coûte cher.» Elle se nourrit d’aliments biologiques, pour rester en forme. Elle ne peut pas faire de performance plus de deux fois par semaine: chaque représentation l’épuise.
Sa mère est morte il y a douze ans. Elle lui manque, oui. Et oui, c’est triste qu’elle ne l’ait jamais vue danser ainsi. Mais Tzvetana s’impatiente. Elle doit y aller. «Tant que mon corps me le permettra, je continuerai de danser.»