Jenna Rink a 13 ans, et une grosse peine de cœur. Elle se cache alors dans un cagibi et formule le vœu d’avoir 30 ans, son âge idéal. Une pluie de paillettes plus tard, la voilà exaucée! Mais son personnage (incarné par Jennifer Garner) mi-adulte/mi-ado comprend bien vite qu’avoir un job parfait et un petit ami parfait ne correspond pas au rêve imaginé… Quoi que l’on pense de «30 ans sinon rien», cette comédie (de 2004!) dit quelque chose de nos représentations occidentales de la trentaine et des injonctions qui en découlent: avoir un bon poste, être en couple – et en forme! –, songer à fonder une famille… Le magazine «Forbes» en a même fait un classement, le «30 under 30», qui réunit les figures les plus influentes de moins de 30 ans. Message subliminal: visez la réussite avant l’âge limite.
Mais rejoindre le club des trentenaires en 2022, qu’est-ce que c’est, et cela change-t-il vraiment quelque chose? Sur Instagram, le compte La trentaine TMTC semble acquiescer. On y trouve de courts textes et dessins humoristiques relatifs à cette décennie. «J’ai créé ce compte à la veille de mes 30 ans, en plein questionnement existentiel. Je suivais une voie toute tracée: école de commerce, CDI, proprio, mec depuis huit ans. Mais je n’étais pas du tout heureuse comme ça. Donc j’ai tout remis à plat. Le compte Instagram m’a permis de rire de cette crise et de me rendre compte que je suis loin d’être la seule à la traverser», témoigne la créatrice du compte, qui souhaite conserver l’anonymat. «Il y a une vraie pression à cet âge: il faut se marier, avoir des bébés, faire carrière…»
Prenons le travail, d’abord
Bien qu’il évolue et que le mot «carrière» soit (un peu) désavoué, il demeure synonyme de réussite, voire... de réalisation de soi. Un impératif à l’heure du mantra qui nous pousse chaque jour à nous épanouir dans tout ce que nous accomplissons. «Oui… alors que le monde du travail a changé. Il est plus insécurisant, moins prévisible, note Koorosh Massoudi, professeur associé au Centre de recherche en psychologie du conseil et de l’orientation à l’Unil (CePCO). On n’est plus dans les Trente Glorieuses, les trentenaires d’aujourd’hui ont moins confiance dans le fait d’assurer rapidement un emploi stable.» Ajoutons à cela une mutation des exigences du monde professionnel: plus de flexibilité et de mobilité. Il faut «sortir de sa zone de confort». «Avouer aujourd’hui qu’on fait un job pour nourrir sa famille, c’est moins sexy que de dire qu’on se réinvente à chaque instant», reprend Koorosh Massoudi. Il est vrai que les success-stories de reconvertis – souvent aux portes de la trentaine – alimentent la sphère médiatique. Le journaliste et auteur Jean-Laurent Cassely en a d’ailleurs tiré un essai, réédité en septembre, «La révolte des premiers de la classe» (Ed. Arkhê). Ou comment un ingénieur de 31 ans plaque tout pour devenir maraîcher, une responsable marketing quitte Paris pour élever des chèvres… Parfois ça passe, parfois ça casse. Il s’intéresse essentiellement aux «produits» des grandes écoles mais observe que les reconversions touchent désormais d’autres franges de la population, moins diplômées. En cause, notamment, un désir de revenir à des métiers qui «ont du sens», offrent un contact direct avec l’autre, et/ou ont un effet positif sur l’environnement.
Là où le bât blesse, c’est que la vision du management, elle, a peu changé. «En Suisse surtout, travailler c’est à temps plein. Le temps partiel, c’est sympa, mais les postes à hautes responsabilités ne sont pas accessibles. Donc il y a beaucoup de flexibilité demandée et moins de flexibilité offerte», poursuit Koorosh Massoudi. Conséquence de cela? Selon le spécialiste, une perpétuation des modèles traditionnels familiaux, puisque l’Etat soutient peu la parentalité.
Vous la voyiez venir?
L’injonction à la parentalité constitue un autre nerf de la guerre à l’approche de la trentaine. Helena* vit entre la Pologne et la Suisse. Elle s’interroge sur une maternité qu’elle avait jusqu’alors pensée comme une composante indiscutable de sa vie. «Ma mère n’avait même pas 23 ans quand elle m’a eue. Depuis toute petite, je pensais que c’était l’âge parfait pour avoir des enfants. Mais plus je vieillissais, plus je repoussais. J’ai eu 30 ans et je ne suis pas enceinte. Certains jours, j’en rêve, et d’autres, je me demande si c’est ce que je veux ou ce que la société attend de moi […] Depuis deux ans, mes parents me disent qu’ils sont prêts à devenir grands-parents… Et mes propres grands-parents nous en parlent à chaque rencontre. C’est lourd et ça peut être blessant.»
Une pression qui perpétue les inégalités de genre, l’argument biologique pesant davantage sur les femmes. Cette fameuse «horloge» dont on peut se demander si elle relève du mythe ou de la réalité. «C’est complexe, on ne peut pas opposer biologie et monde social aussi simplement», relève Claire Grino, philosophe et chercheuse FNS à l’Institut des études genre de l’Unige. «Si la question de la baisse de la fertilité est aussi importante dans nos sociétés, c’est parce que la féminité demeure arrimée au fait d’avoir des enfants […] Actuellement, ce qui est notable, c’est qu’on a une technique – la congélation des ovocytes – qui permettrait de réduire l’écart entre la période reproductive des hommes et des femmes, puisqu’une femme peut avoir un enfant même après la ménopause avec des ovocytes congelés plus tôt.»
Mais, souligne encore Claire Grino, les législations alignent le recours à cette technique sur l’âge moyen au-delà duquel on ne peut guère obtenir de grossesse par voie coïtale; en France, par exemple, il est interdit de bénéficier d’un don d’ovocytes après 43 ans. «On voit ici que la limite est du côté social, en fonction de possibles biologiques qui ont pourtant évolué. De plus, le discours médical, d’une part, informe les femmes du fait qu’il est difficile d’avoir des enfants à un âge avancé – car non, la PMA ne peut pas tout – mais, d’autre part, s’adosse fortement à l’injonction à la maternité et alimente ainsi une angoisse.» Mais si l’attente sociale est bien réelle, force est de constater que nombreuses sont désormais les femmes à revendiquer le fait de ne pas vouloir être mères. En France, un sondage IFOP paru en septembre établit que «30% des femmes en âge de procréer déclarent ne pas vouloir d’enfants».
Dans la même veine
L’image du couple comme le saint graal flotte encore dans l’air. Les dernières statistiques OFS montrent qu’une majorité des Suisses et Suissesses de 25-34 ans sont en couple, 71% pour les hommes, 80% pour les femmes, et ces chiffres augmentent avec l’âge. Cependant, nombre de productions culturelles s’attachent à déconstruire cette donne: des essais comme «Réinventer l’amour» de Mona Chollet, «Nos cœurs sauvages» de France Ortelli ou encore le podcast «Le cœur sur la table» de Victoire Tuaillon, pavent le chemin vers d’autres possibilités d’être en relation.
Et puis, attention à ce que les statistiques ne montrent pas, prévient David Bozzini, professeur d’anthropologie sociale à l’Université de Fribourg: «Effectivement, il y a une norme, celle d’être en couple, avec un certain idéal de durabilité, etc. Mais cette norme qui nous semble être dominante est contredite par plein d’autres pratiques […] Les personnes mettent aussi des significations différentes dans ce terme qui font qu’il est difficile d’en tirer des généralités. Si l’on va interroger dix personnes à Fribourg sur ce qu’est le couple, on va tomber sur des éléments partagés mais aussi des idées très différentes.»
Ces normes sont mouvantes
Ainsi peut-on qualifier les trentenaires d’aujourd’hui, dont les réalités diffèrent grandement d’un environnement socioéconomique à l’autre. Si, pour certains, les pressions classiques évoquées – argent, couple, enfants – pèsent encore, elles tendent aussi à se déliter.
Et pour d’autres même, la trentaine rime plutôt avec libération. Agathe Seppey, journaliste de 31 ans, en faisait une récente tribune sur son blog intitulée «La trentaine, cette pote timbrée mais super». «Disons que je ne suis pas libérée de tout, mais comme ma carrière fonctionne plutôt bien et que j’ai choisi d’en faire une priorité pour le moment, on m’embête moins sur le volet enfants et couple. Mais d’un point de vue intérieur surtout, je me sens beaucoup mieux: je me connais, maintenant. J’ai fait des erreurs, je sais ce que je veux et ce dont je ne veux plus. Je suis plus consciente, donc plus libre.»
>> Lire aussi: Comment on finit par accepter son âge (éditorial)
Pr. Begoña Alvarez: «Les années entre 30 et 34 ans sont les plus heureuses»
Une étude de la professeure Begoña Alvarez, parue dans le journal «Social Indicators Research», le démontre, cette période d’indépendance et de liberté serait la plus heureuse de nos vies.
- Quel était votre objectif avec cette étude?
- Begoña Alvarez: Beaucoup d’études établissent une relation en forme de «U» entre l’âge et le bonheur; cette courbe implique que les étapes les plus heureuses de la vie se situent au début et à la fin de celle-ci. Et les questions sont focalisées sur l’évaluation d’un sentiment de bonheur dans le présent. J’ai voulu analyser si les personnes identifiaient aussi rétrospectivement ces périodes comme les plus heureuses de leur vie.
- Vous avez donc interrogé des personnes âgées?
- Oui, le focus sur cette frange de la population est pertinent dans nos sociétés vieillissantes, surtout parce que la manière dont elles se remémorent le passé et comment elles associent leur bien-être subjectif à différentes circonstances peut conditionner leurs décisions présentes et leurs préférences.
- Quels sont les facteurs qui expliquent que la tranche entre 30 et 34 ans serait la période la plus heureuse?
- Ces «meilleures années» sont surtout expliquées par des changements de situation personnelle et familiale. Par exemple: se mettre en ménage avec un partenaire, avoir un enfant sont des éléments plus associés à une haute probabilité de vivre heureux que les périodes de solitude. Ce qui est surprenant, c’est que même en retirant ces paramètres, cet âge le plus heureux reste le même. On pourrait faire l’hypothèse que cela correspond aux années durant lesquelles les individus deviennent vraiment indépendants et voient le futur comme plein de possibilités.
- Les données sont celles de personnes entre 50 et 80 ans; n’y a-t-il pas des variations dans leurs réponses, dues à leurs différences générationnelles?
- Oui. Les répondants nés entre 1928 et 1938 ont grandi durant la guerre et les années post-guerre; entre l’enfance et le moment d’être jeunes adultes, ils ont été témoins du retour de la paix et d’une meilleure situation économique en Europe. Cela peut expliquer pourquoi j’ai observé une augmentation de la probabilité de vivre une période de bonheur entre leurs 20 et leurs 30 ans plus que dans les cohortes de répondants nés plus tard.
- Finalement, peut-on vraiment mesurer le bonheur?
- Le bonheur est un concept subjectif, il n’y a donc pas de mesure parfaite. Mais la littérature en sciences sociales montre que les gens sont capables d’évaluer leur bonheur ou leur bien-être [...] La plupart des recherches sont basées sur des questions évaluatives à propos de la vie sur une longue période. Par exemple: à quel point êtes-vous satisfait aujourd’hui de votre vie dans son ensemble? Ensuite, les évaluations rétrospectives sont un autre moyen de collecter ces informations, en se basant sur les souvenirs. Enfin, il existe des mesures de «bonheur expérimenté» qui collectent quotidiennement le ressenti des personnes.
>> Lire aussi: Couples intergénérationnels, pas le même âge et alors?
Parce que la trentaine, il faut en rire
Vous y arrivez? Vous y êtes déjà? Ces autrices nagent en plein dedans et ont déjà expérimenté pour vous.
1. Podcast: «Cap ou pas cap» de Sarah Capdevielle
Il y a des podcasts pour à peu près tout... Y compris pour se sentir moins seul au passage des 3 x 10. «Cap ou pas cap» s’affiche comme le podcast qui «fait parler les trentenaires». Sarah Capdevielle y invite plusieurs membres de la fameuse tranche d’âge à s’exprimer sur cette nouvelle décennie. Amour, chômage, mariage... tout y passe. Y compris l’expression «la trentaine, c’est
la nouvelle vingtaine». Ah bon?
2. Livre: «30 ans (10 ans de thérapie)» de Nora Hamzawi
Vous la connaissez peut-être en chroniqueuse ou comédienne... Retrouvez-la dans ce petit ouvrage qui donne une large place à l’autodérision. Nora Hamzawi y décortique subtilement des scénettes quotidiennes de sa vie de trentenaire... et répond à quelques questions cruciales, comme: y a-t-il un âge pour arrêter de regarder «La boum?» Crucial, je vous disais.
3. Compte Instagram: La trentaine TMTC
Parce qu’il ne faut jamais (trop) se prendre au sérieux et que l’autodérision est la meilleure des potions agiques... Le compte Instagram La trentaine TMTC distille quelques pépites illustrées. On aime: «10 signes incontournables que t’es passé à la case senior: 1. Tu t’es offert un Thermomix. 2. Tu t’es découvert une passion pour les bougies parfumées. 9. T’as claqué 1000.– dans un matelas.»
4. Livre illustré: «30 ans, et après?» de Marie Crayon
Elle est illustratrice et, justement, elle a eu 30 ans. Mais ça veut dire quoi, exactement? Est-on obligé de devenir adulte? A travers ses dessins, Marie Crayon fait le tour de la question... On glisse dans nos favoris cette scénette: une mère à sa fille, assise au sol en tenue de licorne à côté d’un ordinateur qui diffuse «Le roi lion»: «Tu devrais soigner ton syndrome de Peter Pan» – «Mon quoi?»
>> Lire aussi: Vivre 100 ans ou plus