La semaine dernière, l’annonce de la disparition du Comptoir suisse a suscité une émotion que les enfants du XXIe siècle ne ressentiront probablement pas. Certes, mourir à 99 ans n’a rien d’une tragédie. Mais, en revoyant les photographies de celle qui fut l’une de nos «manifestations traditionnelles les plus solides et les plus populaires», comme écrit en 1969 l’auteur du livre du 50e anniversaire, ils découvriront pourquoi c’est, davantage qu’un salon ou une foire, «toute une époque» que l’on enterre.
Le déclin fut progressif – deux tiers de visiteurs en moins ces dix dernières années, 61 000 seulement cet automne – tout le contraire de son succès, immédiat dès la première édition qui, inaugurée le 11 septembre 1920, accueillera 150 000 personnes.
A l’époque, en Europe, juste sortie de la Grande Guerre, il s’agit en priorité de relancer la consommation. C’est ainsi que dans plusieurs pays, on redécouvre l’attractivité des foires et des marchés. En Suisse aussi, les chômeurs sont en nombre croissant et les milieux économiques particulièrement soucieux d’encourager la production nationale.
La campagne à la ville
Dans cet esprit, les Bâlois avaient, au printemps 1919, ouvert la première Foire suisse d’échantillons. A Lausanne, Eugène Failletaz, alors président de la Chambre vaudoise de commerce, avait organisé trois petits comptoirs, en 1916 aux Galeries du Commerce, puis en 1917 et 1918 au Casino de Montbenon. Encouragé par ces premiers succès, l’homme d’affaires, décrit comme «taciturne, modeste et efficient», rêve alors d’une foire non plus vaudoise mais nationale. Il devra monter jusqu’à Berne pour négocier l’existence de sa manifestation et lui trouver une place dans l’année. Ce sera donc les deux dernières semaines de septembre, avec une spécificité imposée: «l’exposition des produits de l’alimentation et qui intéressent l’agriculture»…
Inscrite dans les gènes de la manifestation, cette rencontre de la ville et de la campagne deviendra emblématique du Comptoir suisse. Au fil des éditions, les paysans d’ici vont y découvrir les premiers tracteurs et des machines agricoles de plus en plus perfectionnées. Tandis que les vignerons étaient encore occupés à reconstituer le vignoble anéanti par le phylloxéra, ils apprirent que nos usines chimiques avaient mis au point des produits antiparasitaires et des engrais performants. Naturellement, les voyageurs de commerce passaient dans les villages, mais ils n’avaient alors qu’un catalogue à présenter et leur boniment pour convaincre. Au Comptoir, tout était sous les yeux, on pouvait toucher et même expérimenter. Le choix devenait affaire personnelle. D’abord sous des cantines puis dans des halles qu’il fallait régulièrement agrandir, le Comptoir enrichit chaque année son offre.
En 1928 apparaît la Rue des métiers. En 1931, c’est le Salon de l’emballage et en 1935, le Salon des arts ménagers. Comme pour le matériel agricole, c’est l’occasion de découvrir des nouveautés dont ce texte publicitaire d’époque peine encore à mesurer l’impact: «S’il est vrai que le fourneau potager restera encore longtemps pour nos ménagères tant à la campagne qu’à la ville l’appareil apprécié et indispensable, les appareils de cuisson par l’électricité et le gaz en sont le complément agréable et pratique.» Au fil des années, dans des halles où des dizaines de démonstratrices argumentent au coude à coude, les visiteurs auront bientôt le privilège de découvrir le nouvel aspirateur Electrolux, le dernier modèle de fer à repasser Jura, le révolutionnaire système d’étendage Stewi, sans oublier un matelas Bico «pour la vie». Le tout proposé avec des rabais «spécial Comptoir» dont il aurait été bien bête de ne pas profiter.
Parmi les présentations à ne pas manquer: les fameux arrangements de fruits et légumes qui, dans une halle où l’on pouvait aussi recevoir gracieusement un verre de lait et des petits morceaux de gruyère, donnaient de la Suisse l’image d’un pays de cocagne. Ainsi, bien avant la révolution actuelle des goûts et terroirs, les enfants de ces années-là se pressaient pour déguster une larme de lait condensé sur un Zwieback ou une soupe Maggi «aux pois et au lard».
Alignés dans la montée qui conduisait aux écuries, toutes sortes de bonimenteurs complétaient ce rendez-vous des bonnes affaires en proposant des éponges ultra-absorbantes, un produit miracle auquel aucune tache ne résiste ou une brosse à poils révolutionnaire.
En plus, tenez-vous bien, chaque virée au Comptoir était pour le même prix l’occasion de découvrir des choses totalement inédites et inouïes. En 1936, on skiait en salle sur la première piste artificielle. En 1952, on s’extasiait devant un planétarium. En 1955, on faisait la queue pour serrer la pince à un robot. En 1962, c’est à Lausanne que la NASA présentait sa première grande exposition qui fera ensuite le tour des capitales européennes. Et le 18 septembre de cette même année, c’est encore depuis le Comptoir qu’a lieu la première conversation téléphonique transatlantique Suisse-Etats-Unis entre le conseiller fédéral Max Petitpierre et le directeur du programme spatial américain…
En 1925, Berne organisait en septembre une grande exposition internationale d’agriculture. La capitale avait donc prié Lausanne de renoncer… Les organisateurs répliquèrent en mettant sur pied, au mois de juin, une Foire internationale de produits coloniaux et exotiques. Entre l’Egypte antique et le Congo belge, le «village nègre», comme on disait encore, suscita une fascination dont les photographies désuètes peinent à rendre compte. Reste le discours d’accueil du président Failletaz à ces exposants exotiques: «Notre peuple ne cherche ni à briller ni à conquérir, il veut la paix avec tous ses voisins et n’a d’autre ambition que de consacrer toute son énergie au travail et au progrès. C’est pourquoi, Messieurs, nous offrons aujourd’hui à nos invités, pour toute décoration artistique, le cadre naturel de nos montagnes et un parterre de roses.»
Ouvert sur le monde
Cette participation étrangère annonçait l’arrivée des hôtes d’honneur, qui feront pour beaucoup la richesse de la manifestation. Bien avant l’invention du tourisme de masse, le Canada, l’Australie, le Japon, la Roumanie, le Pakistan notamment viendront y faire découvrir leur artisanat et leur industrie. Ouvert sur le monde, le Comptoir en devient une vitrine, ce qui ne va pas toujours sans heurts ni casse. Ainsi, en 1973, la présence au Comptoir du Portugal, qui n’a pas encore affranchi ses colonies d’Angola et du Mozambique, déclenche une manifestation que la police réprime avec des gaz lacrymogènes. En 1980, ce sont les jeunes de Lôzane bouge qui viennent y faire entendre leurs revendications d’un centre autonome. En 2000 encore, le conseiller fédéral Christoph Blocher sera chahuté.
Lancé par des entrepreneurs privés, le Comptoir suisse a été pendant près d’un demi-siècle de domination politique le grand rendez-vous des radicaux vaudois. Et si la journée officielle réunissait traditionnellement députés, syndics, chefs de service et représentants économiques de tous partis, les socialistes, dont l’actuel syndic de Lausanne, Grégoire Junod, ne s’y sont jamais sentis aussi à l’aise que leurs prédécesseurs radicaux Georges-André Chevallaz ou Jean-Pascal Delamuraz, dont les montées au Comptoir sont demeurées légendaires.
Santé conservation!
Parmi les lieux à ne pas manquer, il y avait encore les caves (mais les enfants n’y étaient pas admis), dont cette très ancienne description signée Pierre Ozaire dans un numéro du Conteur vaudois n’a rien perdu de son parfum d’époque: «Le Comptoir, c’est rude beau. On entre par un arc de triomphe plein de belles fleurs, on traverse un puissant jardin plein de belles fleurs, on s’enfile dans un grand corridor plein de belles fleurs, et, enfin, on arrive, à gauche, au fond du corridor, à une immense belle salle toute voûtée, comme une église. On dirait que c’est taillé dans la molasse, tant c’est bien fait. Il y a, au fond, quatre beaux ovales, où il y a marqué: Aigle, Dézaley, Lavaux et La Côte, avec, en dessous, des versets bibliques que je n’ai pas pu lire vu que j’avais oublié mes lunettes. Dans cette belle salle, il y a des tables et des tabourets de chez nous et des jolies petites Vaudoises, jolies et gentilles comme des amours. Au bout de cette belle salle, il y a des fenêtres comme des culs de bouteilles; c’est de là que viennent les meilleures bouteilles des meilleurs vins des meilleurs coins et de la meilleure des patries, la nôtre.»