Les influenceurs trichent-ils? Le nombre de followers (c’est-à-dire d’abonnés) qu’ils revendiquent sur les réseaux sociaux est-il crédible? En nous penchant sur les chiffres d’Instagram, nous espérions secrètement révéler des magouilles…
A l’échelle d’internet, Instagram reste le quatrième réseau social le plus important de la planète derrière Facebook, YouTube et WhatsApp. En janvier dernier, il comptait 1,478 milliard d’utilisateurs, dont 70% sont âgés de moins de 35 ans. Un tiers de ses utilisateurs résident en Inde, aux Etats-Unis et au Brésil. Instagram grandit encore, mais la génération Z (les 15-24 ans), sans l’abandonner, lui préfère maintenant Snapchat et les préados, TikTok.
Pour cette enquête, nous avons choisi de sonder Instagram, parce que ce réseau, populaire, réunit des utilisateurs de tous âges dans notre pays. Un choix arbitraire et excluant pour quelques influenceurs suisses en vogue comme Noemi Nikita et Naswyn, suivis respectivement par 13,3 et 4,3 millions de followers sur TikTok, ou encore Noa Dorian, qui compte 1,7 million d’abonnés sur YouTube.
Connaissez-vous Alisha Lehmann, footballeuse bernoise jouant à Aston Villa, en Angleterre? Pas sûr. Pourtant, elle réussit l’exploit de fédérer dix fois plus de followers que l’explorateur vedette Mike Horn, dont les conférences font salle comble. Comment est-ce possible? Instagram a des codes et une logique qui lui sont propres. Pour y briller, il faut autre chose qu’un nom, une réputation ou un palmarès.
>> Lire aussi: Tataki: «Notre première mission, c’est d’être utiles»
«Les chiffres ne mentent généralement pas, estime d’ailleurs l’expert Pierre Berendes, formateur en réseaux sociaux à la CAD School à Lausanne et à Genève, même si les faux comptes existent.» Dans un article remontant à l’automne 2019, le magazine Wired estimait que 10% des comptes sur Instagram étaient faux. Cela dit, les annonceurs ont aujourd’hui à disposition des outils très performants pour évaluer précisément la qualité de chaque compte. Personne n’avance à l’aveugle dans ce monde virtuel.
Chaque personne présente sur Instagram espère voir grandir sa communauté. Un influenceur, lui, est appelé à viser bien plus haut. «Pour un sportif ou un artiste qui a déjà un revenu, Instagram n’est souvent qu’un moyen de communication, explique Pierre Berendes, mais pour un influenceur, c’est un métier qui exige à la fois d’accroître et de fidéliser sa communauté pour monnayer son influence, pour en tirer profit. Le défi consiste à susciter des réactions. Il faut inspirer likes (mentions «J’aime»), commentaires et partages. Et plus un compte génère d’engagement, plus Instagram a intérêt à le promouvoir parce que l’objectif de la plateforme elle-même consiste à vous garder en ligne le plus longtemps possible. Tous les réseaux sociaux se valorisent ainsi. Les algorithmes d’Instagram font en sorte de rapprocher des comptes pour les faire grandir, par effet de bord.»
Rassembler 1 million de personnes sous son nom est une performance, mais si ces abonnés restent passifs, c’est juste flatteur. Instagram fait d’ailleurs une distinction entre vrais et faux followers. Mais qui se cache derrière ces faux comptes? «Des robots, par exemple, ou des gens qui ne sont plus actifs, répond Pierre Berendes. Soit ces comptes ne vivent pas, soit ils ne sont pas naturels. Il est facile d’acheter de faux comptes au Brésil, en Indonésie ou encore au Vietnam, pays connus pour en générer. Si un influenceur suisse sans lien avec l’un de ces pays affiche une communauté importante là-bas, méfiance!»
Outre leur géolocalisation, d’autres indices permettent d’identifier les faux comptes et abonnés. Ces derniers n’affichent généralement aucun abonné. Ils sont dépourvus de photo de profil et leurs noms sont une succession de lettres et de chiffres aléatoires.
>> Lire aussi: HugoDécrypte, le média préféré de la génération Z
Sur un plan commercial, les annonceurs sont attentifs au nombre d’abonnés affiché, au nombre d’utilisateurs uniques qui réagissent à un post ou à une story Instagram un jour donné (on appelle cela le reach en anglais, la portée en français) et à la fréquence de leurs réactions (like, commentaire, partage). Ces indications permettent d’évaluer le taux réel d’engagement.
«Plus le contenu est engageant, plus les gens sont en affinité et réagissent, plus ils vont revenir, souligne l’expert genevois. La recette magique consiste donc à combiner masse d’abonnés et fort taux d’engagement.»
En 2022, le taux d’engagement moyen sur Instagram, à l’échelle mondiale, oscillait autour de 1,9% au mois d’avril, selon le site web L’Empreinte digitale. Il a été divisé par deux depuis 2016 et continue de baisser. Parmi les 12 comptes Instagram suisses que nous avons passés au crible, le taux d’engagement moyen du chanteur Gjon’s Tears, calculé sur la base de ses derniers posts, était donc phénoménal le 5 septembre (8,03%), jour choisi là encore arbitrairement pour recueillir les données.
Chacun des comptes soumis à l’analyse de notre expert Pierre Berendes présente au moins une spécificité remarquable. Parmi les Romands, les plus suivis sur Instagram sont les Nicocapone (8,5 millions d’abonnés), alias Nicola Scuderi et Daniela Pinto, un couple de Vaudois. Depuis début janvier, leur audience, déjà considérable, a grandi de 71,66% et se concentre pour l’essentiel en France, au Portugal, où madame a ses racines, et en Suisse. Le duo touche à 79% des femmes. Les Nicocapone sont conseillés par We Events, une agence française de marketing numérique d’influence. «Ils sont malins parce qu’ils font des vidéos rigolotes, souligne Pierre Berendes. C’est le format qui marche le mieux sur les réseaux. Ils parlent peu. On peut consulter leurs posts vite fait dans les transports publics. Leur communauté aime et réagit. La bonne formule.»
Pionnière dans la blogosphère, devenue célèbre avec son blog de mode Kayture lancé en 2011, Kristina Bazan (28 ans) touche des jeunes femmes âgées de 18 à 24 ans, tout autour du globe. Son compte est le plus international. Polyglotte, russophone notamment (elle est née à Minsk), Parisienne d’adoption, celle qui fut la première e-ambassadrice de L’Oréal, enfant de Begnins (VD), avait effacé tous ses contenus mode sur Instagram en se lançant dans la musique, sa passion. Aujourd’hui, elle panache, entre bien-être, look et chanson. Son compte s’est accru de 9,08% en 2022, mais avec un très faible taux d’engagement moyen (0,11% le 5 septembre) qui laisse penser que ses followers sont quelque peu désorientés.
La communauté de l’influenceuse vaudoise Caroline Leuba, alias Dear Caroline, est elle aussi très largement féminine (à 80%) et francophone, mais son compte est en baisse cette année (-4,6%). Comme cette dernière, la Genevoise Nadège Lacroix, révélée par la téléréalité (gagnante de Secret Story 6), est très suivie en France, mais pénalisée par un faible taux d’engagement moyen (0,32%). «Pour développer encore sa communauté, elle va devoir proposer d’autres contenus», estime notre expert.
La Lausannoise Fiona Zanetti, 28 ans, est un cas de figure singulier. Ancien bras droit de Kristina Bazan, cette personnalité méconnue des Romands court le monde en tant que DJ. Au début de ce mois, elle affichait 314 966 abonnés, dont 14,7% rien qu’aux Etats-Unis.
La Bernoise Alisha Lehmann est la reine suisse d’Instagram avec ses 8,2 millions de followers. Pourquoi ce compte a-t-il explosé (+44,1%) depuis le début de l’année? Parce que la jolie footballeuse fascine les hommes – 85% de son audience – et qu’ils adorent la voir en bikini. «Elle a fait le choix de poster de telles photos», rappelle Pierre Berendes. Cette image de sexe-symbole, elle ne la subit pas. Elle la nourrit. Ses amours bisexuelles ont contribué à étoffer sa communauté, en Europe puis en Amérique latine. Avant de tomber amoureuse du footballeur brésilien Douglas Luiz, évoluant lui aussi à Aston Villa, Alisha Lehmann était en couple avec la Suissesse Ramona Bachmann, alors à Chelsea.
Le compte Instagram de Céline Morel «présente des incohérences » d’audience, de statistiques et d’analyse, selon notre expert. Joaillière de formation, mannequin et influenceuse, la Genevoise a fédéré 304 801 fidèles, des hommes à 70%, âgés pour les deux tiers de 18 à 34 ans. Souci: seulement 35,6% de ses abonnés sont considérés comme actifs. C’est peu. Leur géolocalisation pose aussi question. Comment expliquer que près de 63% de ses admirateurs vivent au Brésil, pays avec lequel elle n’a aucun lien? Contactée, l’influenceuse n’a pas donné suite.
Chez les garçons, Julien Donzé, dit Le Grand JD, youtubeur réputé, se rapproche du million d’abonnés sur Instagram. Sa communauté, fidèle et réactive, est constituée aux deux tiers de garçons, âgés à 80% entre 13 et 24 ans et résidant dans leur immense majorité en France.
L’explorateur Mike Horn fascine d’abord les hommes et 39,2% de sa communauté est française. Ses émissions diffusées sur M6 entre 2015 et 2018 l’ont assurément rendu populaire. Détail insolite: l’aventurier de Château-d’OEx est aussi bien suivi en Inde et au Pakistan. L’explication est sportive: Mike Horn a été le préparateur physique de la sélection nationale indienne de cricket, sport numéro un là-bas, qui a remporté la Coupe du monde 2011.
Propulsé sur la scène nationale et internationale grâce au Concours Eurovision de la chanson 2021, le chanteur Gjon’s Tears a perdu 8,1% de ses abonnés depuis janvier dernier. Le 5 septembre cependant, 128 609 personnes le suivaient encore. A noter que, en proportion, l’artiste fribourgeois d’ascendance kosovare est celui qui compte le plus grand pourcentage de fans en Russie. Etonnant.
On savait que le rockeur vaudois Bastian Baker plaisait aux jeunes femmes, qui représentent les trois quarts de sa communauté. On découvre que sa tournée avec Shania Twain lui a permis de conquérir des followers en Amérique du Nord et au Brésil, même si sa base (26,9%) est en Suisse.
>> Lire aussi: Le prince suisse de TikTok
Sur ce plan-là, seul le rappeur Stress, pourtant un poids plume sur Instagram, fait mieux que lui. Après vingt-cinq ans de carrière, on s’étonne du nombre restreint de ses abonnés (24 573 le 5 septembre, en hausse de 29,6% cette année), mais il peut s’enorgueillir d’une proportion de 69,5% de Suisses. Un cas unique. Dans la logique propre à Instagram, Stress a fait le choix d’un développement limité.
Pour le spécialiste Pierre Berendes, une observation s’impose: «Les Suisses dont les comptes sont les plus suivis font l’essentiel de leur audience à l’étranger, c’est systématique.» Nos influenceurs nourrissent leur communauté de ce qu’elle demande, sont attentifs à ses réactions, s’adaptent. Magouillent-ils? Impossible d’en faire une généralité. Ils exploitent au mieux un système, Instagram, qui cherche d’abord à divertir.