«Si je suis prête à donner ma vie pour mes idées? Mais je l’ai déjà donnée!» répétait-elle volontiers. Où que l’on soit, qui que l’on soit, il était impossible d’échapper à Oksana Chatchko. Chacun l’avait forcément vue ou croisée un jour ou l’autre, dans les journaux ou à la télé. Le plus souvent furtivement, sans y faire vraiment attention, seins nus et slogans noirs ou rouge vif peints à même la peau, une parmi les Femen, ces féministes activistes ukrainiennes qui défiaient les pouvoirs en place, braillant comme des furies des formules souvent un peu inaudibles, redoublant de voix quand elles étaient embarquées de manière musclée par les forces de l’ordre toujours sous les objectifs des photographes et des caméras de télévision. Oksana était toujours là. A Kiev, bien sûr, où le mouvement avait été fondé en avril 2008.
Mais aussi à Paris, à Davos, à Venise ou au Vatican. Avec un seul but: «Défendre les droits des femmes et leur place dans la société», brisant le vieux cliché que l’activisme ne saurait être désirable ou, inversement, qu’une jolie femme ne puisse se rebeller. Des coups d’éclat qui faisaient sourire le public, mais irritaient aussi une partie de l’opinion.
Leurs cibles? Toujours un peu les mêmes: la corruption, l’ordre établi, la société consumériste, les religions, Poutine, Polanski, Le Pen, Tariq Ramadan…On en avait presque fini par oublier que derrière ces icônes rebelles des temps modernes se cachaient, au moins chez l’une d’entre elles, beaucoup de détresse, la difficulté de garder ses repères, de donner un vrai sens à sa vie. Oksana, une des fondatrices du mouvement, n’était pas la plus connue des Femen, mais sans doute la plus brillante du groupe. Atypique, radicale, jusqu’au-boutiste. L’idée de montrer ses seins comme acte de résistance et d’y peindre des slogans, par exemple, c’était elle. «Je dois pouvoir montrer l’exemple si je crois en ce que je fais», disait-elle. Le thème récurrent de ses dernières créations artistiques – elle avait commencé très jeune en peignant ou en restaurant des icônes dans son pays natal – est d’un pessimisme achevé: le monde est «fake», la vérité est dans le faux, puis ce dernier message sur les réseaux sociaux: «Vous êtes faux.» Et un petit mot manuscrit laissé sur un bureau. On l’a retrouvée pendue chez elle dans un placard de son petit atelier à Montrouge, près de Paris, le 23 juillet, où elle était contrainte à l’exil depuis 2013 et continuait son travail d’artiste peintre. Paris, une ville où elle s’était établie il y a quatre ans, mais qu’elle quittait régulièrement pour venir en Suisse, où elle avait de solides attaches, notamment du côté de La Chaux-de-Fonds, un des berceaux de l’anarchisme, ce qui n’était pas pour lui déplaire, une ville ouvrière qui avait même accueilli en son temps son modèle Simone de Beauvoir pour une conférence au Club 44, et dont les forêts de sapins aux alentours lui rappelaient bien sûr son pays d’origine où elle était devenue une paria.
«J’ai appris sa mort ici à Beyrouth, c’est une immense tristesse, amplifiée encore par tant de kilomètres», témoigne le journaliste de la RTS Olivier Kohler, qui lui avait consacré un Temps présent en 2011 et l’avait rencontrée pour la première fois à cette occasion en compagnie du réalisateur Alain Margot. «C’était une militante pure, l’artiste et l’iconographe du mouvement. Intelligente, hypercréative, pleine d’humour et très lucide sur son pays et la marche du monde. Sans doute la plus politique des Femen. Une néoféministe anarchiste, consciente des dérives de son pays: la corruption, la toute-puissance des oligarques. Elle a beaucoup souffert des dissensions et des trahisons qui ont miné le mouvement après leur exil en Europe et à Paris.»
Mais l’Helvète dont Oksana était le plus proche, c’était Alain Margot. Ils avaient vécu une courte histoire d’amour pendant deux jours, avant de se rendre compte qu’il y avait pour eux plus important que la bagatelle. Et ils ne s’étaient plus quittés. Artistiquement et amoureusement, Platon se plaçant désormais irrémédiablement entre eux. Puis elle était devenue l’héroïne d’un film qu’il a réalisé dans la foulée de Temps présent. «Leur complicité artistique était très forte», se souvient Olivier Kohler. A La Chaux-de-Fonds, Oksana aimait aller manger à la Brasserie de l’Hôtel de Ville ou à l’Abeille, ses deux adresses préférées. Personne ne la remarquait vraiment, personne ne savait qui elle était. C’est ce qu’elle appréciait aussi dans les Montagnes neuchâteloises.
«Elle aimait follement cette région, témoigne Alain Margot, inconsolable, depuis Paris où il s’est rendu au lendemain du drame. Je m’en veux aujourd’hui: je lui ai parlé au téléphone quelques jours encore avant sa mort, elle aurait dû être cette semaine chez moi. Je n’arrête pas de me dire que si je lui avais envoyé plus tôt son billet de TGV, on aurait peut-être pu éviter tout ça. Elle paraissait forte, en apparence, mais avait parfois de très forts moments de déprime qui l’engloutissaient.» Oksana avait le sentiment d’être toujours en décalage, reflet de sa courte de vie, entre prisons et passions, entre hommes et femmes qu’elle aimait de la même manière. Elle avait vibré aux exploits des Bleus à Paris, le 15 juillet dernier, mais s’étonnait auprès de son ami Alain, comme si quelque chose s’était de nouveau cassé en elle: «C’est fou de voir ces gens qui d’ordinaire ne s’aiment pas s’aimer tous d’un seul coup.»
Désormais icône
«Mais en Suisse, Oksana s’épanouissait, était différente, se souvient encore le réalisateur et artiste neuchâtelois. Elle répétait souvent: «Mes seuls amis sont à La Tchaux.» Nous avions encore le projet de faire un petit film autour de la vouivre, cet animal mythologique qu’elle avait découvert à travers l’absinthe, et qu’on voulait tourner au bord du Doubs. Cet été, elle devait participer à un atelier artistique à Saint-Ursanne, un lieu dont elle s’était entichée.»
On ne sait pas encore où Oksana sera enterrée. «Même morte, elle semble toujours interdite d’Ukraine», souffle encore Alain Margot. C’est vrai que, maintenant, la rebelle aspire à devenir une légende, une icône dans l’histoire du féminisme. Sans doute un symbole bien plus embarrassant encore pour le pouvoir en place en Ukraine.