L’occasion de revenir avec cet ogre doux, dont sa mère voulait avorter, sur ses débuts, ses pathologies, l’ivresse, le vin, la vie et sur notre époque. Epique.
Il arrive à pied, seul, dans un vêtement de lin. Depardieu aminci passe à côté de La Gaîté, ce magasin historique de farces et attrapes, rue de la Rôtisserie.
A Genève, on y trouve des costumes de moine, de flic ou d’Obélix, du poil à gratter, des coussins péteurs. Tout lui. Il se dirige vers l’Alhambra, ancien cinéma, première salle sonorisée du pays, devenu théâtre. Il est attendu révérencieusement pour régler la balance du spectacle Depardieu chante Barbara à l’affiche des Athénéennes, invité par Audrey Vigoureux, directrice d’un festival inspiré.
A l’étage, dans sa loge, il évoque la petite arvine, mais ne boit plus. Sobre depuis trente mois déjà. «Assieds-toi. Fais pas trop long. Je vois tes questions», dit-il l’œil sévère, néanmoins bienveillant. On ne se lasse pas de la géologie du visage de ce géant. Le nez dont la partie gauche semble se désolidariser en un bulbe. On y plante le regard. Depardieu, 69 ans, paluches sur la table, sans bouger, occupe tout l’espace. C’est une âme débordante. Sans doute s’échappe-t-elle de sa chemise ouverte d’où émerge la fin d’une longue cicatrice, vestige d’un quintuple pontage, d’un trop-plein de vie, d’un effarant cumul.
A l’instar de Barbara, épargnée à l’âge de 10 ans dans un train bombardé immobilisé en gare de Châtillon-sur-Indre, Gérard Xavier Marcel Depardieu est un survivant. «C’est vrai, j’ai survécu. Je ne devais pas naître. Mais finalement, les mauvaises herbes, ça pousse. Et il fallait que je m’en sorte.» Comment? «En faisant bonne figure, en riant. Rire et dire oui. Ne jamais se fermer, ni se bloquer.»
A Châteauroux, la Lilette, sa mère, ne voulait pas de ce troisième enfant. Elle tenta en vain de le faire disparaître avec des aiguilles à tricoter. Dès lors, la trajectoire de Depardieu tient de la fable miraculeuse. «A l’adolescence, je suis resté quasi muet deux ans. J’étais un hyperémotif pathologique. J’avais trop d’audition et je ne pouvais émettre. Donc je brouillais.» Comme son père, le Dédé. Tôlier-formeur et bègue.
«À 15 ans, je ne m’aimais pas. En cela, je suis proche de Cyrano» Gérard Depardieu
Gérard quitta le foyer familial à 15 ans. Direction Paris où l’invita son copain, apprenti comédien, Michel Pilorgé. «Il était fait pour ce métier, mais il ne le savait pas», dira ce dernier. C’est accidentellement que Depardieu découvrit les classiques, Musset notamment. Dans un murmure soudain, il récite une tirade d’On ne badine pas avec l’amour: «Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels...»
Libre comme l’air, voyou, il apprit à canaliser sa parole et son corps. «Sur un ring de boxe, j’étais une boule de folie, je pouvais mordre. Je ne me sentais pas du tout en danger. J’avais quelques appréhensions.» Sa peur disparut en même temps que ses débuts sur les planches. «Dès que je suis rentré sur une scène, je me suis défendu derrière l’écrit. Je ne comprenais pas ce que je disais. Qu’importe. La musique du texte me portait. Ce qui m’a sauvé, c’est l’amour des mots, l’amour de la langue.»
Depardieu est un malentendu. Il y a l’image que l’on se fait de lui, caricatural, effrayant, indocile, et il y a ce qu’il est, une fois que l’encombrante enveloppe s’estompe. Reste la modulation, le son pur de sa voix. Léger, aérien, nuancé, féminin. Une musicalité inouïe. «Un Stradivarius dans un corps de camionneur», dit-il. Cette particularité, le metteur en scène Jean-Laurent Cochet, pressentant le potentiel, la décela sous les oripeaux de l’homme des bois lorsqu’il débarqua à son cours, à 17 ans, diamant brut quasi analphabète et christique.
Il l’envoya corriger sa diction. «C’est le professeur Tomatis (audio-psycho-phonologue, ndlr) qui m’a «fait» une oreille, en supprimant les graves des musiques de Mozart. C’était sa thérapie, j’écoutais au casque. Et, après neuf mois, comme une gestation, je suis né.»
Avait-il conscience de sa fragilité? «J’avais conscience de ma très grande pudeur et en même temps d’un corps qui provoque. A 15 ans, je faisais 1,80 m. J’avais ce qu’on appelle une nature. Je ne m’aimais pas. En cela, je me sens proche de Cyrano, vivant et complexé à la fois.»
Elisabeth Depardieu, son ex-épouse, le résuma ainsi: «Quand on s’est rencontrés, il se détestait. Il ne savait pas s’il était beau ou laid. Il ne savait rien.»
Le jeune Gérard, fin de corps, portait la barbe. Il ne jouait pas, il était. S’il a souffert de ne pas avoir été scolarisé après ses 13 ans, il n’a pas été formaté. «J’ai essayé de comprendre ce que veulent dire les mots. Et pas seulement les mots: la ponctuation, comme un temps musical. Je déteste ce qu’on appelle «le naturel», j’ai horreur de ça. J’aime le sacré, sinon les choses sont massacrées», affirme-t-il.
Les mots ont articulé la réflexion intérieure de ce jeune taiseux vagabond. Depardieu avait le profond désir de connaître, des manques à combler. Il a lu beaucoup. Il a bu tout autant. Parfois cuit, lorsque dans Lily passion il partageait la scène avec Barbara, en 1986. Pourquoi au juste? «Je buvais parce que j’adore la vie!» rigole-t-il. Il tente de se justifier, se perd en chemin puis réplique. «Je n’aime pas l’alcool, mais le vin qui est la mémoire du temps, il m’emporte à la façon des romantiques, Rimbaud, Lautréamont, Baudelaire...» Depardieu a choisi, depuis. «Oui, bien sûr, la vie est plus intéressante que l’ivresse.»
On l’a connu moins frais, essoufflé, en nage, sur la scène du Grand Théâtre, bras croisés sur une panse débordante. C’était en 2012. Aurait-il cessé de boire pour des raisons médicales? «Au contraire. Si un médecin me dit d’arrêter, je bois deux fois plus. Je ne crois pas aux médecins, sauf aux chirurgiens qui m’ont fait cinq pontages. Le meilleur médecin, c’est moi-même. On sait à peu près quand on n’est pas en forme, on sait à peu près quand on peut décrocher ou caner. Il faut éviter l’agonie.»
Barbara, dans ce qu’elle appela une «relation d’amour fou» avec lui, le qualifia de médium. «Ça me vient de ma grand-mère berrichonne et sorcière. On la visitait souvent.» Elle guérissait les maux de ventre avec des mots prononcés en mettant sa main sur un verre d’eau qu’il buvait ensuite. «Etre médium, c’est aussi supporter de regarder l’autre, l’apaiser. Il y a tellement d’acteurs qui ont peur. Si vous le montrez, on vous attaque tout de suite. Comme dans une rue dangereuse, il faut regarder droit devant, passer sans provoquer. Il n’y a aucun danger en vérité dans ce métier. Ou alors, pour celui qui le vit, un seul: l’ego.»
Rien n’effraie cet homme, pas même la mort. Autrefois, lorsqu’il demandait à ses professeurs où étaient les auteurs qu’il admirait tant, on lui répondait: «Au Père-Lachaise.» «Je ne savais même pas que c’était un cimetière. J’y allais souvent, je visitais la tombe des grands hommes. J’étais très bien en compagnie des morts. Ces gens enterrés ont laissé un esprit. C’est pour cette raison que chez moi, il n’y a jamais d’êtres absents, jamais de vide.»
Depardieu ne pleure pas ses chers disparus. Le miracle du verbe, une fois encore. «Parce que tout est plein de leurs mots: Barbara comme Racine, Corneille, Marivaux, Molière. Des mots d’une époque, d’un autre temps; d’une respiration que nous ne connaissons plus. De nos jours, il n’y a plus de temps. Pas même celui de la réflexion. Vous ne pouvez plus réfléchir avant de penser. C’est fini.»
Tout va trop vite. «Oui, avec internet, cette merde avec laquelle quatre gamins ont lavé la tête de 4 milliards de personnes.» Parlez-lui cinéma, il vous répond: «Il n’y a plus de films non plus. Il n’y a plus d’artistes. On est à l’ère de la finance, des mecs aux ordres de... Ils n’y connaissent rien. La culture? On ne sait plus ce que c’est. On appuie sur un bouton: «Qu’est-ce qu’il a fait lui?» Et ça s’arrête là. On vit dans un monde où il y a trop de bruit.»
Il passe sa main sur son épaule, s’apaise. «J’adore le silence, celui où j’entends jusqu’à mon sang qui coule. Le silence fait que vous pouvez recevoir quelque chose. En scène, c’est là où commence la vie.»
En répétition, il n’est plus celui qui «joue à grands traits, comme un peintre», plus de 200 films au compteur, ainsi que nous le décrivait le réalisateur Jean-Pierre Améris, sur le tournage de L’homme qui rit, près de Prague. Des assistants lui tendaient des cartons, trois phrases de dialogue. A Genève, avec Gérard Daguerre – pianiste de la Dame en noir –, Depardieu s’applique à faire naître l’indicible. «C’est le temps et le souffle qui font l’émotion. Moi, ça me fait chier d’apprendre. Je n’ai plus envie, parce qu’après on ne pense qu’à ce qu’on dit. Ce que vous savez vous empêche de vivre. J’ai une oreillette; ici un prompteur. Je n’apprends plus par cœur, mais par le cœur», sourit-il.
Et soudain, il s’emballe...
Curieux inassouvi, autrefois adepte du hatha yoga, il explore inlassablement. Début 2017, avant son tour de chant, Depardieu a vu en Suisse le magnétiseur guérisseur Denis Vipret. «Il travaille sur des plantes, j’en ai pris, sans plus. J’aime ces gens-là. J’aime aussi son embonpoint, sa difficulté de respiration, sa femme, son discours. Il croit en ce qu’il fait.» Il enchaîne: «En Valais, vous avez un œnologue très jalousé. Dominique...» Giroud? «Oui, c’est un homme qui fait pour le mieux et qui fait un très beau travail. Il a un chai sublime.»
Depardieu s’emballe. «Je suis pour les méthodes de vinification traditionnelles. Le vin n’est même pas fait par des professionnels, c’est fait parce qu’il faut vendre. Tous les vins se ressemblent. Moi, je produis toujours à Tigné en Anjou.» La table est indissociable de ce ripailleur. Gamin pauvre, il se rêvait boucher de peur de manquer, pour pouvoir manger de la viande tous les jours.
«La nourriture? Il y a plus de gaspillage que de rendement, on jette tout. A raison, c’est de la merde. Bourré de sucre, de gluten, ça provoque des maladies. C’est honteux.» Sa série culinaire A pleines dents!, excursion gastronomique vue sur Arte, s’inscrit entre voyage, rire, désir et plaisir. «Je ne savais même pas qu’ils l’avaient vendue à Netflix, bougonne-t-il. Avec Amazon, ce sont des capitalistes, des voleurs. Il y a une chose qu’ils ont fait de bien, c’est la série Bloodline.» Depardieu se cabre. «L’emblématique BBC, ses Trois mousquetaires, c’est une merde sans nom. Quand on voit la tronche du roi de France, c’est effrayant...»
Il enchaîne dans le désordre sur le Nevada où il tourna Valley of Love. «C’est le Far West, pareil en Australie, Cairns et Darwin, une misère culturelle gigantesque.» Ne manquait plus que Trump. «Un GI, un idiot qui a remonté l’Amérique.»
On évoque l’Algérie, pensant à M. Souabi, son professeur de français. «J’ai une maison depuis longtemps là-bas, un passeport. Je suis à Dubaï, en Belgique, en France un peu, en Italie. Je suis partout, citoyen du monde. En Russie bien sûr, en Chine souvent. Je suis comme je l’ai toujours été finalement, une herbe folle.»
Ce qui l’intéresse encore? «Le pognon!» lâche-t-il dans un éclat. «Non, non! Les gens. Et quand ils me font chier, je vais voir ailleurs.»
Le soir, à l’Alhambra, il a fait un triomphe. «Je suis complètement pris dans la vie, mais je n’aime pas être embarqué dans des sentiments. Ce n’est pas parce qu’on pleure qu’on est ému. Je le dis aux comédiens: «Ce n’est pas à toi mais au public de pleurer.»
La salle, bouleversée, debout, vibrante, l’a applaudi longuement. Barbara était là, flottant au bout des mots. Depardieu est un spirite. Un vivant survivant.